Erika Nomeni, L’amour de nous-mêmes

L’amour rebelle

L’amour de nous-mêmes est le pre­mier roman d’Erika Nomeni, doté d’une cou­ver­ture pic­tu­rale de Maya Mihin­dou — café au lait et cho­co­lat sur fond rose.
La forme de ce roman est agen­cée par une dizaine de lettres, rédi­gées par la nar­ra­trice Aloe, ce qui en fait un roman épis­to­laire. Erika Nomeni orga­nise un scé­na­rio per­son­nel sur une pro­blé­ma­tique contem­po­raine. Le préa­lable est net en ce qui concerne le mar­ché de l’emploi : « 
C’est dur de trou­ver quand tu es noire, en sur­poids et que tu viens du 93. Tu as le choix entre la res­tau­ra­tion, le ménage et la pros­pec­tion ».

La bru­ta­lité patro­nale, l’exclusion, l’impérialisme éco­no­mique qui sévissent depuis les années 80, ont engen­dré le chô­mage de masse et une situa­tion into­lé­rable de pau­pé­ri­sa­tion. De plus, une racia­li­sa­tion sociale induite s’est ins­tal­lée dans cette chaîne de détresse, l’alourdissant.
Les condi­tions de vie — ici, d’Africaines et d’Africains -, s’ajustent à celles cam­pées par le grand Zola, se rédui­sant à l’exploitation et la misère. Une poli­tique coer­ci­tive a été mise en place pour inté­grer les mino­ri­tés venant bien sou­vent d’anciens pays colo­ni­sés, les refou­lant ou les entas­sant dans des loge­ments insalubres.

La diglos­sie d’Aloe, la nar­ra­trice, se rap­porte à trois langues : le fran­çais lit­té­raire, l’argot et le bamiléké-bafoussam, dis­tinc­tion qui crée une riche dyna­mique, par­fois conflic­tuelle. L’autrice use d’un socio­lecte qui vise direc­te­ment cer­taines caté­go­ries de popu­la­tion, celles et ceux qui ne pos­sèdent pas de « docu­ment de cir­cu­la­tion » face à la bar­rière infran­chis­sable des « white bitches » (les chiennes ou les salopes blanches) et des « karens » issues de la géné­ra­tion X (groupe d’Occi­den­taux nés entre 1966 et 1976, inter­calé entre celui des Baby­boo­meurs et la géné­ra­tion Y).
Ces termes font débat chez les fémi­nistes —
karen étant uti­lisé de manière péjo­ra­tive pour dési­gner une femme blanche d’âge mûr, de classe moyenne qui s’insurge de tout, épi­thètes édic­tées par des femmes africaines-américaines afin de poin­ter les vio­lences inter­per­son­nelles à leur égard.

Néan­moins, L’amour de nous-mêmes ne se borne pas à un règle­ment de comptes mais à la décou­verte de l’Autre, même sca­breuse : « La cou­leur en soi ne veut rien dire, ce sont les concepts qu’on met der­rière qui nous condi­tionnent et nous oppressent… ». L’autrice révèle les défauts de sa géné­ra­tion : l’alcoolisme obli­ga­toire et la prise de drogue lors d’ennuyeuses soi­rées, les réflexions racistes, l’ignorance et la bien-pensance de gauche ou encore les adhé­sions à la droite réac­tion­naire.
La nor­ma­ti­vité l’emporte sur l’insoumission (l’étranger, le réfrac­taire), les modèles stan­dards des homosexuel.l.e.s pré­do­minent. En revanche, l’on apprend des mots amu­sant comme le « 
confi­crush » — la ren­contre sen­ti­men­tale durant le confi­ne­ment. Le mal-être d’Aloe est tout autant généré par son par­ti­cu­la­risme, sa dif­fé­rence, ses ori­gines came­rou­naises, sa forte cor­pu­lence, son homo­sexua­lité et sa pau­vreté. D’où sa colère ! Aloe, rebelle, est ainsi acca­blée par le déni d’une société dans son ensemble, y com­pris par d’autres lesbiennes.

Par contre, le théâtre social et son équi­page gro­tesque n’échappe pas à l’œil avisé d’Aloe/Erika Nomeni, qui se défi­nit joli­ment comme une « poly­amou­reuse ». L’épistolière relate ses déboires à une des­ti­na­taire bien mys­té­rieuse. Cela per­met l’éclosion d’une parole jusqu’alors bâillon­née. Elle fus­tige les « dogmes » et les« cha­pelles », l’embrigadement et les rap­ports de force pré­gnants.
Ainsi, « 
d’avoir trop d’amour à vendre » paraît plus un han­di­cap dans ce sys­tème bou­clé, à la taxi­no­mie de codes de repré­sen­ta­tions figés, déli­mi­tés. Les déno­mi­na­tions sont dis­cri­mi­nantes : peau claire pré­fé­rée à la peau fon­cée (la « renoi »), la queer riche, fille de méde­cins moins effrayante aux yeux de la majo­rité que la « squat­teuse », etc.

Aloe se sent stig­ma­ti­sée, sous sur­veillance, ins­pec­tion qu’elle reporte sur elle-même de façon spé­cu­laire. La jeune femme ana­lyse son périple, depuis un mor­ceau d’Afrique, l’exil, les pré­ju­gés, le déni­gre­ment sco­laire, les addic­tions, les rup­tures, la soli­tude.
Sa des­cente aux enfers au sein d’une poli­tique d’apartheid nou­veau genre n’empêche pas la dys­to­pie de prendre la fic­tion par la gorge…

yas­mina mahdi

Erika Nomeni, L’amour de nous-mêmes,  éd. Hors d’atteinte, 2023 — 19,00 €.

Bio : Erika Nomeni, femme noire et queer, est beat­ma­keuse, rap­peuse, DJ (DJ Waka), écri­vaine et cofon­da­trice des fes­ti­vals Umoja et Inter­sec­tions. 

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