Ettore Molinario, Dialogues 19

L’incon­nue de la Seine

Dans ce nou­veau dia­logue, Moli­na­rio fait jouer deux images : une de Moli­nier, “si moderne dans ses intui­tions sur l’identité de genre”, écrit-il et le por­trait de L’Inconnue de la Seine, signé Albert Rudo­mine.
Sur­git un jeu de masques, de vie et de mort voire une invi­ta­tion à abor­der le fétichisme.

L’incon­nue de la Seine avait été allon­gée sur un lit de marbre noir et expo­sée dans la grande fenêtre de la morgue pari­sienne dans l’espoir que quelqu’un la recon­naî­trait. Mais mal­gré la foule qui trou­vait là l’objet de leur pro­me­nade domi­ni­cale, per­sonne ne l’a recon­nue. Son visage garda un sou­rire si déli­cat, comme si la jeune fille (sui­ci­dée ?) avait entrevu une lumière au-delà des ténèbres et avait ramené un mes­sage du para­dis aux vivants.

Emue par le mys­tère de cette beauté, l’assistante du méde­cin légiste char­gea Michel Lorenzi, ori­gi­naire de Lucques et émi­gré en France, de prendre un mou­lage de son visage. Peu de temps après, le masque mor­tuaire fut exposé parmi les chefs-d’œuvre de la sculp­ture dans la vitrine de son l’atelier. Il y reste ano­nyme jusqu’à ce qu’en 1900, Richard Le Gal­lienne le décrive dans le roman L’Adorateur d’image.
Plus tard Rilke, alors engagé à Paris dans la rédac­tion de la bio­gra­phie d’Auguste Rodin, fut saisi par cette sirène d’outre-tombe et la fit entrer dans une de ses œuvres les plus célèbres.

Succombent ensuite sous le charme de L’Inconnue de la Seine, André Bre­ton, Alberto Gia­co­metti, Sal­va­dor Dalí, Picasso, Man Ray, Louis-Ferdinand Céline et en 1927 Albert Rudo­mine qui l’incarne dans la “Joconde des sui­cides” comme la nomma Ara­gon.
Pour­tant, aucun de ces per­son­nages n’accepte de véri­ta­ble­ment rejoindre le mys­tère de l’Inconnue et de son masque. Elle était peut-être trop dan­ge­reuse même si Mau­rice Blan­chot ima­gina que “cette ado­les­cente aux yeux fer­més est morte dans un moment d’extrême bonheur”.

Il fau­dra attendre Pierre Moli­nier, le cha­man et l’homme-femme, pour que ce plâtre revive et se trans­forme dans le visage le plus authen­tique de l’artiste, en son double fémi­nin afin de com­plé­ter l’androgynie par­faite du corps. La légende raconte que l’artiste, à dix-huit ans, en 1918, a pho­to­gra­phié sa sœur Julienne, morte de la grippe espa­gnole, aussi belle et vierge dans la robe blanche de sa pre­mière com­mu­nion. Moli­nier s’était enfermé dans la salle de réveil et s’était allongé sur la dépouille, avait joui, avait ren­versé son sperme. Ces gouttes étaient “le meilleur de moi “, un cadeau fra­ter­nel pour Julienne afin qu’elle entre heu­reuse et contente dans le royaume des morts.
Mais ce fan­tasme nécro­phile ne fut qu’un sou­rire de plus, un dévoue­ment aux ama­teurs de féti­chisme et de cette Incon­nue. Comme elle, Pierre Moli­nier lui-même se sui­cida. Fût-ce pour être capable lui aussi de trans­for­mer la mort en plai­sir le plus extrême ?

jean-paul gavard-perret

Ettore Moli­na­rio, Dia­logues 19, Col­le­zione Ettore Moli­na­rio, Milan, 2022.

Leave a Comment

Filed under Arts croisés / L'Oeil du litteraire.com, Echos d'Italie / Echi dell'Italia, Erotisme

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>