La grande écrivaine Alba de Céspedes, d’origine cubaine, née à Rome en 1911 et morte à Paris en 1997, indique dans sa préface que « ce livre est l’histoire d’un grand amour et d’un crime ». Son roman Elles, publié en 1949 sous le titre original Dalla parte di lei, se présente à la fois sous la forme d’un journal et d’un projet d’écriture de soi rétrospective.
Les souvenirs de la diariste, Alessandra Corteggiani, commencent avec le culte morbide du petit frère mort noyé, au prénom épicène en quelque sorte, Alessandro, qui place Alessandra en figure de remplacement, en sœur de substitution. Eleonora, la mère musicienne, pianiste douée, fantasque, est adulée par la fillette solitaire, qui s’abreuve de ses confidences exaltées. La vision du monde est obturée par « une grosse bâtisse de la via Paolo Emilio, construite au début du siècle. L’entrée était étroite et noire, la poussière s’y accumulait (…) L’escalier gris, en spirale, ne recevait d’autre lumière que celle d’une lanterne en hauteur. (…) D’étroites galeries aux rambardes rouillées passaient devant les fenêtres intérieures et leur aménagement révélait l’âge et la condition des locataires. Certains y accumulaient de vieux meubles, d’autres des cages à poules ou des jouets ». Le peuple n’accède qu’en rêve aux magnifiques villas de Rome « sur le Janicule ». C’est grâce au talent de la mère, qui donne des cours de piano, que l’on peut entrer dans la haute bourgeoisie.
Une hypersensibilité caractérise Alessandra, ce qui la rend vulnérable, mal comprise, très proche de sa mère. En effet, une relation fusionnelle la lie à cette belle femme, mal mariée, qui s’éprend d’un amour platonique pour un musicien, et qui bâtit une folie romantique de conte de fées. Les épanchements passionnés, la protection de Sista, la bonne, déclenchent chez Alessandra une haine du père, homme vulgaire et fruste. Par ailleurs, tout l’environnement est féminin, les petits garçons jouent dans la rue, les hommes sont happés par leurs travaux de bureau.
L’existence est monotone, l’espoir de changer de condition sociale très mince. Alba de Céspedes déroule le ruban d’amertume d’existences confinées dans l’Italie de la Seconde Guerre mondiale. Les objets indispensables de la vie domestique s’animent d’une intelligence propre : « À la lumière de la lampe, la grande chemise, avec ce vide rond du col, les poignets, la forme des épaules, ressemblait à un homme vivant, envahissant, étendu devant nous de tout son vaste corps, rempli d’importance et sûr de lui. (…) Je voyais le fer noir glisser lentement sur la chemise blanche comme une peau tendue, livide. Il avait l’air d’une sangsue dégoûtante. (…) On aurait dit que la bête noire voulait s’accrocher au cou, sucer tout son sang ». L’unique manière d’échapper à ce confinement se trouve dans l’irrationnel, l’occultisme, les pratiques médiumniques, qui provoquent chez la fillette un certain nombre d’hallucinations, de la terreur et un fort retranchement introspectif.
L’obligation de se rendre dans les terres paternelles occasionne un choc important dans le quotidien d’Alessandra. Arrivée dans les Abruzzes, la fillette est recueillie par les tantes et la grand-mère paternelles, qualifiées de grands oiseaux noirs, unies dans un silence contraint et rébarbatif. Deux visages de l’Italie s’affrontent, la Rome citadine des quartiers pauvres, surpeuplés, et la terre rocailleuse des Abruzzes, mystérieuse, qui se dépeuple avec l’exode rural.
Le génie d’Alba de Céspedes consiste à porter la parole des femmes italiennes, de les délivrer des clichés immuables et d’en révéler la profondeur et l’intelligence. Le blanc éblouissant du linge de maison et le noir de deuil des robes contrastent avec les parures et le maquillage des filles romaines. L’érubescence du sang de porc sacrifié éclabousse cette atmosphère de caveau et de couvent, extrêmement ritualisée. « Tous les matins, pendant deux cent ans, les femmes s’étaient agenouillées pour écarter la cendre de la braise et souffler sur le charbon et le feu avait commencé à crépiter dans la demeure ensommeillée. (…) De petites filles elles étaient devenues des femmes, elles avaient connu un homme dans leur lit nuptial, mis leurs enfants au monde, vieilli. Finalement, les hommes avaient cogné leurs gros souliers sur les pierres des ruelles, chargé leur cercueil sur leurs épaules et les avaient emportées ». Ici aussi, au sein de ces amas de pierres brutes ou de torchis, la maison est hantée de présences surnaturelles.
« Ce fut dans ce village des Abruzzes, alors que j’avais une apparence sauvage, les cheveux en bataille, un corps étouffé sous des robes noires, que je pris conscience de mon charme physique. » La phase adolescente d’Alessandra, dans sa volonté d’émancipation, ne ressemble en rien à celles des jeunes paysannes potelées, condamnées à une fatalité cyclique. « En somme, j’essayais de me rapprocher d’un modèle de femme incapable de réserver des surprises » - par cette déclaration, Alessandra se défend de devenir une denrée échangeable, corvéable à merci.
Tout est contraste, antithèse dans l’écriture de l’auteure, ce qui lui permet de construire des grandes figures d’opposition, corrosives, blessantes, par exemple les doutes qui assaillent Alessandra, l’invariabilité des mœurs familiales, le désir fou de liberté, la tribu endogame, les jeunes filles de Sulmone vêtues de couleurs vives, aux lèvres soulignées de rouge et les tantes aux habits ténébreux de sœurs conventuelles.
Le retour à Rome n’est pas aussi prometteur que la jeune fille l’espérait. La menace de la guerre et de la mobilisation des soldats, l’incompréhension paternelle et le sous-emploi des femmes l’affligent. Une rencontre va marquer le destin d’Alessandra, celle d’un jeune chargé de cours, Francesco, engagé dans un mouvement antifasciste. Elle pense partager toutes ses idées, ses doutes avec lui, avoir trouvé enfin un double en lui — la présence harcelante du double poursuit Alessandra l’idéaliste, la rebelle.
Sa désillusion va la pousser dans des retranchements proches de la folie. Les déambulations spectrales d’Alessandra devenue Mme Minelli s’apparentent à celles de Monica Vitti dans L’Éclipse (pourtant filmées treize ans plus tard) : « Dans l’appartement au-dessus du nôtre, dans celui qui jouxtait le nôtre, dans les immeubles blancs modernes qui s’élevaient à côté du nôtre, dans tous les immeubles de Rome, je voyais des femmes éveillées dans le noir, derrière le mur infranchissable des dos masculins. »
Une pesante hérédité poursuit les femmes, les condamne et les fait sombrer dans l’anonymat, sous le joug de « l’impitoyable meule des heures et de l’aveugle engrenage de la semaine ». Emma Bovary, le personnage de Flaubert, traverse le livre tout entier par l’abnégation, le refus de la tutelle, jusqu’à la chute dans « un gouffre de ténèbres ».
yasmina mahdi
Alba de Céspedes, Elles, trad. Juliette Bertrand, révisée par Marc Lesage, éd. Gallimard, 2022, 624 p. — 25,00 €.