Jean-Pierre Faye, Entre les rues

Jean-Pierre Faye sur les pas du Karl Negro de Kafka

Entre les rues est la pre­mière fic­tion de Jean-Pierre Faye. Elle fut publiée au Seuil en 1958. Toute l’œuvre de l’auteur y est déjà en germe. D’autant que ce texte demeure le fil pre­mier d’un large pro­jet qui pren­dra le nom d’ “Hexa­gramme”. Cette pre­mière nar­ra­tion est une tra­ver­sée des USA – des Grands Lacs jusqu’à la côte Ouest – d’un immi­grant. Par bien des côtés le live rap­pelle le roman inachevé de Kafka L’Amérique . Le nar­ra­teur est un des­cen­dant du Karl Negro du Kafka. Entre les rues  devient une sorte de « road-movie » où l’être est pris en ce qui l’emporte sans expli­ca­tion dans l’évocation d’une femme peu à peu sou­mise par le joug « d’un fouet de domp­teur » à l’état de « bête bien dres­sée rou­lée en boule dans l’identité et la peur ».
Le nar­ra­teur reste ainsi le voyeur qui subit, entre dou­leur et indif­fé­rence, un flot d’images et de sons. les­quels pré­sident à cette dérive aussi pal­pi­tante qu’étrange et sur­tout déran­geante. Faye y déve­loppe un modèle de nar­ra­tion métal­lique et rapide. Les symp­tômes d’un monde déshu­ma­nisé prennent forme à tra­vers divers filles et fils du bitume où roulent aussi des voi­tures impro­bables. L’espace roma­nesque devient l’espace autre de l’Amérique « offi­cielle » de l’époque (et d’aujourd’hui). C’est aussi celui du pre­mier ate­lier de l’écriture de Faye. Il se super­pose à l’usine du livre, celle qui mange les êtres dési­rants mais spoliés.

Faye offre déjà plus qu’une nar­ra­tion. Il déve­loppe divers champs de posi­tions où sont mis à nu de manière impli­cite le jeu des pou­voirs que même la grande fic­tion amé­ri­caine se conten­tait trop sou­vent de décrire à l’exception des maîtres Dos Pas­sos et Faulk­ner. Faye pour sa part des­sine un réseau, une archi­tec­ture où tout se perd mais où l’univers géant et caché du monde amé­ri­cain est tracé. D’un bord à l’autre du livre comme d’un bord à l‘autre du pays, la nar­ra­tion pro­page un sacri­lège sous forme de tra­gé­die amou­reuse qui ne porte por­tant jamais ce nom. Le texte échappe au psy­cho­lo­gisme basique et la notion d’espace reste essen­tielle. Elle pren­dra dans les textes pos­té­rieurs de l’auteur une autre « mise en scène », un autre écla­te­ment.
Ce qui frappe reste la nou­veauté d’un livre vieux de plus de cin­quante ans. Elle tient moins à sa thé­ma­tique qu’à son écri­ture. Celle-ci reste encore dans la tra­di­tion mais s’enfouit déjà sous la cendre. Le texte court moins les grandes prai­ries que les rues dans une « sction wri­ting » en deve­nant un trem­plin et un déra­page. La fic­tion s’éloigne de la nar­ra­tion clas­sique tout en l’exultant par une révé­la­tion pho­to­gra­phique mais sur­tout chi­mique. La trans­mu­ta­tion de cer­tains pivots et leviers roma­nesques prend forme. Elle trou­vera plus tard un autre radi­ca­lité ( L’ovale (détail) ou Verre(s) ). Néan­moins, dans ce vrai-faux roman d’aventures celles-ci sont déjà annexes : ce sont des sets de table, des patrons faits pour mettre à mal le roman.
Quelque chose — dès 1958 et à côté de l’Ecole du Regard des Edi­tions de Minuit — était en train de se pas­ser. Avec Faye, le roman sor­tait de la fic­tion clas­sique pour deve­nir une fic­tion hors roman.Mais Faye sem­blait déjà trop radi­cal pour qu’on puisse le digé­rer. Dans son livre cou­vaient des brû­lures du sens bien plus que des brû­lures d’estomac. On pré­féra donc par­ler des romans tartes à la crême qui en mettent plein la tête mais s’effacent aussitôt.

jean-paul gavard-perret

Jean-Pierre Faye, Entre les rues , Edi­tions Notes de Nuit, Paris, 2013, 182 p. — 15,00 E

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