Charles Nodier, Franciscus Columna

A Tré­vise, au XIXe siècle, deux biblio­philes se ren­contrent… et parlent dere­chef d’une édi­tion rare du XVe siècle

De pré­texte en prétexte

Charles Nodier (1783–1844), l’une des figures de proue du roman­tisme fran­çais, sur­tout connu aujourd’hui pour ses Contes — dont Smarra, Trilby, La Fée aux miettes — fut aussi un grand col­lec­tion­neur de livres, aimant par-delà les textes leur sup­port dans tous les aspects de sa maté­ria­lité. Cette pas­sion biblio­phi­lique est au cœur du der­nier texte qu’il écri­vit, Fran­cis­cus Columna, dans lequel il aborde éga­le­ment, et avec une iro­nie évi­dente, les condi­tions de la créa­tion lit­té­raire : deux amis biblio­philes se ren­contrent par hasard à Tré­vise et se rendent de conserve chez un libraire spé­cia­lisé en livres anciens. La conver­sa­tion des trois com­pères s’engage autour d’un ouvrage fameux du XVe siècle : Le Songe de Poli­phile, œuvre du frère domi­ni­cain Fran­çois Columna, dont la pre­mière édi­tion raris­sime est objet de convoi­tise. Et voilà que s’établissent les termes d’un bien curieux mar­ché : le libraire, qui détient le pré­cieux volume, se dit prêt à le céder au com­pa­gnon du nar­ra­teur — qui le lui a aupa­ra­vant pro­mis s’il le trou­vait tant il était cer­tain de ne jamais mettre la main des­sus — si celui-ci lui écrit immé­dia­te­ment une petite nou­velle afin de com­bler l’ultime vide qui l’empêche de publier sa Gazette périodique…

Ce bref récit à la pre­mière per­sonne, d’un style on ne peut plus châ­tié et plein de cet humour dis­tin­gué goûté par les gens d’esprit, est d’abord pré­texte à l’évocation d’une œuvre qui n’a rien de fic­tif à tra­vers une sorte de joute éru­dite conduite à la manière d’un jeu. Puis le Songe de Poli­phile devient à son tour pré­texte à l’écriture d’une petite fic­tion exploi­tant le cli­ché roman­tique de l’impossible pas­sion char­nelle subli­mée en un amour pure­ment spi­ri­tuel et d’autant plus puis­sant. Ces mises en abyme suc­ces­sives font de Fran­cis­cus Columna un diver­tis­se­ment savant du meilleur goût, et l’on peut ima­gi­ner à bon droit — emboî­te­ment sup­plé­men­taire ! — que Charles Nodier par son inter­mé­diaire réa­lisa un rêve qu’il dut sans nul doute cares­ser : entrer en pos­ses­sion de cette fameuse édi­tion du Songe de Poli­phile — et à aussi bon compte que son nar­ra­teur, qui l’acquiert sans bourse délier !

A quelque trois siècles de dis­tance, ce sont à tra­vers ce court récit deux textes - trois si l’on compte la petite “nou­velle biblio­gra­phique” — aty­piques qui se regardent, et deux auteurs non moins sin­gu­liers qui se rejoignent. Pour sa valeur lit­té­raire autant que pour son sujet, Fran­cis­cus Columna méri­tait une édi­tion soi­gnée, ce que lui offre Gal­li­mard en le publiant dans sa col­lec­tion “Le Cabi­net des let­trés”, assorti d’une belle pré­face signée Patrick Mau­riès. Cahiers cou­sus, for­mat à part, cou­ver­ture ver­gée sub­ti­le­ment grise à larges rabats, pages blanc cassé, d’un papier mat, un peu fort et lisse sous le doigt, marges et texte orga­ni­sés selon des pro­por­tions agréables à l’œil, repro­duc­tions de xylo­gra­vures tirées de l’édition véni­tienne de 1599 du Songe de Poli­phile… c’est un plai­sir tac­tile et visuel que de lire ce livre. Petit et raf­finé à l’extrême par la sobriété de sa maquette, par sa qua­lité d’impression, il est le luxe même et l’on n’aura donc aucune indul­gence pour sa seule coquille (p. 43) - mais quelle coquille : voilà l’austère et belle Polia deve­nue tout sou­dain Poila au plus intense de sa conver­sa­tion avec frère Fran­çois Columna ! Une inver­sion de lettres en soi minime mais qui là insuffle au texte un gro­tesque qui, pour n’être pas inten­tion­nel n’en est pas moins mal­en­con­treux. Tou­jours est-il que ce petit livre réa­lise à mer­veille l’ambition de la col­lec­tion qui le publie : beau et noble dans sa fac­ture comme dans ses maté­riaux, il sert d’écrin à un texte de grande qua­lité. C’est un bel hom­mage rendu à un auteur qui fut un amou­reux fervent des livres — et pas seule­ment des textes.

isa­belle roche

   
 

Charles Nodier, Fran­cis­cus Columna, Gal­li­mard, “Le Cabi­net des let­trés”, 2004, 72 p. — 11,00 €.

 
   

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