Évidemment, aborder une pièce de théâtre par la lecture impose une compréhension spécifique. Il faut peut-être ainsi lire intérieurement, comme le préconise Alfred de Musset qui, à la suite de son échec sur la scène, a écrit Lorenzaccio et prôné un théâtre en fauteuil.
Lire oblige à se faire une idée plastique de la pièce de théâtre, à aller à l’essentiel du texte. On imagine davantage, même si le rêve somnambulique de la représentation manque cruellement (on ne lit pas dans son sommeil).
Ici, cette attente un peu folle d’un danger qui semble ne pas exister mais qui existe, et inversement, qui semble exister mais qui n’existe pas, donne à l’ensemble du texte dramatique une touche sombre et inquiétante.
Et deux choses viennent en tête : le Godot de Beckett, personnages quasi incorporels de l’attente et en même temps, une sorte de confinement au sublime comme le définit Kant au sujet de l’exaltation de la guerre, meilleure pour lui que la paix des marchands, du commerce.
Ce qui en découle, ce sont des destins, des destins individuels, parfois réalistes ou bien métaphoriques — il y a d’ailleurs une sorte de somnambule parmi les personnages. Ce côté grotesque de l’attente, plus dure que celle du K de Buzzati, met en lumière des mécanismes guerriers, l’agressivité de certains et la soumission des autres.
Cette poétique confine le lecteur à un très petit espace au fin fond de la province. À une poétique de la clôture. L’enfermement est au sens commun une sorte de fermentation des idées et des projets, avec en ligne de mire, la mort.
On pourrait se rapprocher du théâtre français de dérision, ou de l’absurde, tellement l’absurdité de cette attente fait appel aux souvenirs du lecteur du théâtre des années 50, théâtre révolutionnaire à l’époque. On y retrouve aussi des univers de folie, de folie consentie en tant que partage des psychoses.
Je pense à Bugs de Friedkin. Là, les éléments d’un environnement se détériorent au fur et à mesure que le paranoïaque communique sa maladie de la persécution — des insectes qui le tourmentent -, à une jeune fille qui va suivre son destin jusqu’à la mort.
MATTEI – Alors voilà. Tous les environs sont sous le contrôle des arrivants. Notre base reste le seul îlot irréductible. Bien sûr, l’existence d’autres îlots est possible, mais nous n’avons pas de contacts avec ces éventuelles poches de résistance. Et même si nous en avions, nous ne pourrions pas constituer des alliances, vu notre éloignement.
Cette intrigue à la fois épique et squelettique, histoire universelle de la guerre et scénario réduit à presque rien, un salon, un fou, une jeune fille et un prisonnier, reste suffisamment opaque pour que l’imagination prenne le relais des côtés obscurs de cette narration terrible.
Et cette impression de piétiner sur place est une impression positive car elle autorise l’intellection, elle oblige à l’intelligence des propos.
Cette immobilité rappelle en quelque sorte, celle du fauteuil des théâtres et ainsi permet au simple lecteur de se faire témoin, témoin en tout cas d’une écriture.
didier ayres
Hristo Boytchev, L’Invasion, éd. L’espace d’un instant, 2022 — 13,00€.