Alexandra Chreiteh, Ali et sa mère russe

 À contre­pied de la norme

Les toutes jeunes édi­tions Pers­pec­tive Cava­lière ont pour ambi­tion d’exploiter « la lit­té­ra­ture du monde entier en fai­sant inter­ve­nir l’homosexualité comme point de vue sur le monde ». Après Le troi­sième Boud­dha de Jame­son Cur­rier, la mai­son pro­pose un deuxième ouvrage qui colle par­fai­te­ment à cette volonté de par­ler du « monde selon ses marges ».
De fait, Ali et sa mère russe est un court roman écrit en arabe par Alexan­dra Chrei­teh, roman­cière née à Mos­cou, ayant grandi au Liban et ensei­gnant aux USA, autre­ment dit quelqu’un au par­cours pour le moins atypique.

L’intrigue en est simple : en juillet 2006, Israël frappe le Liban et la nar­ra­trice, dont la mère est russe, monte à bord d’un bus affrété par l’ambassade de Rus­sie pour gagner la Syrie et s’envoler vers Mos­cou. Elle retrouve à cette occa­sion le fameux Ali du titre, ancien condis­ciple doté pour sa part d’une mère non pas russe mais ukrai­nienne.
Si le dis­tin­guo n’a pas, au sein du roman, le sens qu’on pour­rait lui prê­ter à l’heure actuelle, cette intrigue entre iro­ni­que­ment en réson­nance avec l’actualité : dans Ali et sa mère russe, c’est la Rus­sie qui cherche à sau­ver ses res­sor­tis­sants – et les Ukrai­niens sont consi­dé­rés comme tels –, de frappes mili­taires ris­quant aveu­glé­ment de faire des vic­times civiles.

Cette remarque mise à part, ce court roman, qui s’apparente à un road movie lit­té­raire, per­met sur­tout à l’auteure d’explorer, au fil des kilo­mètres par­cou­rus, entre Bey­routh et Mos­cou, les contra­dic­tions et les limi­ta­tions que les modèles nor­ma­tifs de com­por­te­ment imposent à l’individu.
La nar­ra­trice, mi-russe, mi liba­naise, est déjà sou­mise à des injonc­tions contra­dic­toires, mais celles-ci sont d’autant plus per­tur­bantes et absurdes chez son cama­rade Ali, qui cumule sans par­ve­nir à résoudre le pro­blème la qua­druple dif­fi­culté d’être patriote liba­nais, russo-ukrain-en, juif hon­teux et homo­sexuel dans un pays où les tabous sexuels et les rôles assi­gnés aux genres sont pour le moins codifiés.

L’anti­pa­thie que le lec­teur éprouve pour ce couard au dis­cours guer­rier et sa com­pagne de voyage (la nar­ra­trice, sans cesse mépri­sante à l’endroit de son entou­rage) est para­doxa­le­ment la grande force de ce roman, car les per­son­nages sont ainsi ren­voyés aux men­songes qu’ils se racontent quand ils pré­tendent être sin­cères.
Alexan­dra Chrei­teh nous per­met ainsi de per­ce­voir les absur­di­tés aux­quelles les modèles domi­nants vouent ceux qui n’ont pas la force, l’honnêteté ou la déter­mi­na­tion de s’y opposer.

Ce petit roman est un bel objet, aussi bien bel objet livre (bravo pour la cou­ver­ture, la qua­lité gra­phique de l’ensemble) qu’un bel objet lit­té­raire, car le res­ser­re­ment imposé par son for­mat réduit pré­sente la par­ti­cu­la­rité tout à fait remar­quable de faire naître en peu de pages chez le lec­teur une foule d’images et de ques­tion­ne­ments que bon nombre de romans bien plus longs n’ont pas la capa­cité de susciter.

agathe de lastyns

Alexan­dra Chrei­teh, Ali et sa mère russe, tra­duit de l’arabe par France Meyer, Pers­pec­tive cava­lière, jan­vier 2022, 94 p. — 14,00 €.

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