La guerre en Ukraine se poursuit, notre série d’entretiens aussi. Olga Medvedkova, écrivaine et historienne de l’art, est connue des lecteurs français pour Les Icônes en Russie (éd. Gallimard), Réveillon chez les Boulgakov (éd. Triartis) et L’Education soviétique (éd. Alain Baudry et compagnie).
L’entretien qui suit a été réalisé par courriel, entièrement en français.
Entretien :
Où vivez-vous actuellement ? Depuis quand ? Pourquoi avez-vous quitté la Russie ?
Je vis en France depuis 1991, c’est-à-dire depuis plus de trente ans. J’ai quitté Moscou, ma ville natale, au moment de la chute du mur de Berlin et de la dislocation de l’URSS. Dès qu’une brèche symbolique s’est ouverte dans ce Mur qui coupait la Russie du monde, je suis partie en courant, prise d’une curiosité dévorante pour ce monde que l’on m’avait caché. Naguère, en Russie, dans les années 1970–1980, j’avais l’impression de vivre dans une cage. La porte de la cage s’est brusquement ouverte, je n’ai pas hésité une seconde, je me suis aussitôt envolée. Je n’avais aucune bourse, aucune subvention : diplômée de l’Université de Moscou, j’étais prête à travailler dur, à faire mille métiers, du moment que je pouvais explorer ce monde immense, si varié en comparaison de l’uniformité du monde soviétique. Je n’envisageais aucune reconnaissance, aucune réussite ; je voulais juste marcher là où ça me plaisait, juste chantonner la mélodie qui me venait à l’esprit, juste traverser cette rue, visiter ces villages, ces plages, juste voir ces cieux, ces visages, mille visages humains… j’avais le sentiment de retrouver la jouissance de mes sens, la force dans mes jambes…
Y retourniez-vous régulièrement avant la guerre ? Avez-vous observé des changements ?
D’abord, je n’y retournais pas du tout. J’étais trop occupée à vivre, à apprendre, à sentir tant de choses nouvelles, à découvrir la grande simplicité d’un monde ouvert à l’autre. Je connaissais heureusement le français, mais il y avait tant d’autres langues, de livres, de pays… Je me suis inscrite à l’EHESS, j’ai soutenu une thèse en histoire de l’art, j’ai vécu à Rome, à Londres. J’ai commencé à publier et à enseigner. Je suis retournée à Moscou en 1997, pour la première fois. C’était incroyable : je ne reconnaissais pas ma ville. De grise et maussade, elle était devenue lumineuse, vivante, avec des cafés, des expositions, des maisons d’éditions. Petit à petit, j’ai commencé à travailler avec des collègues russes, historiens et historiens de l’art. C’était très fructueux. La dernière fois que je suis allée à Moscou remonte à 2005, et 2011 pour Saint-Pétersbourg. Les deux villes sont devenues très belles, même si beaucoup de vieilles maisons que j’aimais ont été démolies et remplacées par des maisons de « nouveaux riches ». Mais ce n’était pas si grave. Le pire, ce n’était pas le kitsch certain des nouveaux maîtres ; le pire, c’était la propagande qui se déversait de partout. Propagande nationaliste, hégémoniste, bête, raciste, militariste, agrémentée d’un mensonge anti-européen, anti-tout. Le fond en était clair : c’était la suprématie du « monde russe » et la haine du « non-russe ». On habituait les gens à haïr d’autres gens. Je n’ai pas pu le supporter et n’ai plus voulu y retourner. Être là-bas me faisait peur. Je me souviens de la dernière fois, à Saint-Pétersbourg, je discutais avec des amis français dans la cour d’une église quand, tout à coup, un homme sans doute ivre s’est jeté sur moi avec des menaces :
– Tu rigoles, sale étrangère ! Pourquoi rigoles-tu ? Bientôt tu vas pleurer.
Avez-vous des contacts en Russie ? Que vous disent-ils ?
J’ai gardé beaucoup d’amis en Russie : avant l’épidémie, je les voyais régulièrement ici, en France ; on continue à s’écrire, on s’appelle. Ce sont en partie mes vieux copains d’école, d’université. Mais il y a aussi plein de nouveaux amis. Souvent, je ne suis pas d’accord avec eux ; souvent ce qu’ils me disent à propos de leur vie, de leur président, du climat idéologique qui règne en Russie ou ici, en Occident, ne me plaît pas du tout. J’ai dû rompre avec certains d’entre eux. En fait, le grand désaccord a commencé pendant la guerre en Tchétchénie. J’ai alors senti quel changement considérable s’était produit dans la tête des gens de ma génération.
Mais j’ai aussi beaucoup d’amis de milieux et d’âges différents, qui comprennent parfaitement ce qui se passe aujourd’hui chez eux. J’entends des voix d’un courage et d’une clarté exceptionnels. Il m’est insupportable de penser au danger qu’ils courent en disant publiquement ce qu’ils pensent : ils se retrouvent régulièrement en prison pour la moindre expression de désaccord avec cette horrible guerre. Nombre parmi eux disent ouvertement que le régime de Poutine se fonde sur une idéologie nationaliste et raciste. Ce régime parle avec un cynisme inouï de la « purification » et de l’extermination physique du peuple ukrainien, ainsi que de la « purification » de la Russie de ses ennemis intérieurs, forcément « agents de l’étranger ».
Publiez-vous là-bas ou uniquement dans le pays où vous habitez ? Avez-vous eu des problèmes avec la censure russe ?
Le fait est que, dans mon enfance à Moscou, j’ai fréquenté une école française où j’ai commencé à apprendre le français à l’âge de huit ans. A côté de ma vie d’historienne de l’art, j’ai une autre vie, celle d’écrivaine. J’ai commencé à publier mes livres de fiction en France, en langue française. Mais depuis 2019, le russe m’est brusquement revenu, quel bonheur ! J’ai écrit et j’ai publié à Moscou une biographie et deux romans. J’ai eu beaucoup de réactions, des articles de critiques brillants, instruits, j’ai été nommée et finaliste de plusieurs prix littéraires. Je jouis d’une relation exceptionnelle, comme cela n’arrive que rarement, avec mon éditeur et avec mes lecteurs. Rien dans mes ouvrages n’a jamais été censuré. On me disait que le pouvoir ne s’intéressait pas à la littérature. Un recueil de nouvelles et un nouveau roman attendaient leur parution cette année. Le 23 février 2022, spontanément, sans réfléchir, j’ai suspendu toutes mes publications en langue russe.
La guerre en Ukraine vous affecte-t-elle à distance ? Si oui, comment ?
Le pire qui n’était pas censé arriver nous est arrivé, à nous tous. Marioupol est rasée. On peut comparer les photos de Grozny, d’Alep, de Marioupol : c’est le même néant. Les gens qui s’échappent de cet enfer le racontent : ils parlent, ils nomment les choses innommables. Ces gens des sous-sols de Marioupol, de Boutcha, ceux qui enterrent leurs proches dans les cours de leurs maisons, parlent avec des mots simples, tranquillement. Leur vie, leur survie est tragique. Les femmes parlent : leurs mots deviennent nos larmes. Peut-on les laisser seuls ? Va-t-on les laisser seuls ?! Non, c’est impossible ! Nous sommes en présence d’une guerre atroce en plein cœur de l’Europe : des « crimes contre l’humanité », c’est-à-dire d’un massacre massif d’innocents, de civils, des femmes, des enfants, des vieillards. Ce que font en ce moment les militaires russes en Ukraine n’a pas de nom. Le monde a cessé de respirer. Pas seulement nous qui sommes d’origine russe, mais tout le monde. Mis à part les terribles nouvelles, je ne lis que des livres, je ne regarde que des films qui parlent des moyens d’arrêter et de punir les criminels de guerre. Mon cœur est en Ukraine. Mon cœur est à l’Ukraine. Chaque fois que nous levons un verre, c’est à sa libération. J’écris sur l’Ukraine, j’enseigne l’art ukrainien, je m’occupe, comme je peux, des gens… Quant aux Russes, je voudrais qu’ils se réveillent enfin, qu’ils comprennent, qu’ils perdent leur illusion de la “normalité” de leur vie.
Y a-t-il des artistes, des écrivains et d’autres intellectuels qui manifestent leur opposition à la guerre, parmi vos amis et vos connaissances ? Si c’est le cas, comment le font-ils ?
Bien entendu, il y a beaucoup de gens courageux qui, malgré la propagande massive, malgré le mensonge qui coule à flot, comprennent ce qui se passe pour de vrai. Ils le manifestent, le disent, signent les pétitions. Beaucoup de Russes quittent aujourd’hui leur pays. Ils ont honte d’être Russes ! Ils vont là, où ils peuvent : en Arménie, dans les Etats Baltes, en Finlande. Ils racontent cette blague :
– Tu pars donc ? N’as-tu pas peur de devenir un émigré, un être humain de seconde catégorie ?
– Bien sûr que j’ai peur, seulement j’ai très envie de devenir un être humain.
Beaucoup d’artistes, d’écrivains, en désaccord total avec cette guerre, expriment leur position, donnent des interviews, parmi lesquelles je conseillerais celles du journaliste Iouri Doud. Ce n’est peut-être pas un grand intellectuel, mais tant mieux : il voit les choses clairement, sans « oui, mais ». Il appelle un chat un chat. J’ai récemment écouté son entretien avec un chanteur de rap, Face. Malgré le jargon qui m’est par moments difficile à comprendre, j’ai admiré l’esprit brillant de ce jeune homme, son engagement politique, son puissant désir de rompre avec le mensonge et la violence. Le lendemain de cette interview, Face a été, bien entendu, proclamé « agent de l’étranger », cette appellation terrible, dégradante qui est l’antichambre de la prison : il y a eu ce dernier mois plus de 15.000 personnes emprisonnées pour des raisons politiques. Il y a eu tant d’arrestations complétement absurdes, criminelles… Heureusement, aussi bien Doud que Face ont déjà quitté le pays. D’autres restent…
Avez-vous l’impression de pouvoir agir pour la paix ou d’être impuissante dans la situation actuelle ?
Je pense bien sûr pouvoir agir ! Autrement, ce serait la fin du monde ! Je crie, j’écris : j’exprime par tous les moyens mon désaccord total, absolu avec ce que les Russes font en Ukraine ! J’adore écrire en russe et publier à Moscou, j’aime énormément mes lecteurs russes, mais je ne publierai plus rien en Russie tant que son armée ne quittera pas l’Ukraine et que le régime sanglant qui a déclenché cette guerre ne tombera pas.
Quelle tournure peuvent prendre les événements dans les jours et les mois à venir, à votre avis ?
Je ne suis pas très bonne en prédiction. Je préfère exprimer mon espoir. J’espère la libération complète de l’Ukraine, j’espère que les bandes enragées vont dégager et vont laisser les Ukrainiens revenir chez eux. Je veux que cela arrive le plus vite possible, car chaque jour, chaque heure, chaque minute est de trop. Je l’espère et j’y crois. J’espère que les Ukrainiens qui sont de joyeux travailleurs vont pouvoir reconstruire leur pays. Je pense que c’est ce qui va se passer. Je voudrais que ces vrais Européens le deviennent officiellement. J’espère aussi que ceux des Russes qui sont contre cette guerre arriveront un jour à se débarrasser de ce pouvoir qui leur ment, qui les vole, qui les méprise, qui les utilise et finalement les tue. Je l’espère… mais est-ce que j’y crois ? Je voudrais y croire. Je pense, en attendant, qu’une autre Russie va s’organiser hors de ses frontières, à travers le monde. Car depuis plus d’un siècle, ce très grand pays ne laisse pas de place chez lui à ceux qui ne pensent pas comme ses dirigeants. Franchement, comment peut-on continuer à vivre dans un pays où l’on arrête quelqu’un qui se promène dans la rue en tenant le roman de Tolstoï « Guerre et Paix » ?! Les mots de passe pour entrer dans cette « autre Russie » seront : l’amour et la pitié pour l’Ukraine. Cette autre Russie créera une autre culture russe, peut-être moins russe, mais certainement plus libre.
Avez-vous un message à adresser aux lecteurs, aux journalistes et aux écrivains français ?
Mes amis, l’heure est grave. Nous sommes tous en danger. Une épidémie de haine de la vie et de la liberté se propage à travers le monde. Nous devons tous redevenir des êtres engagés, politiques. Nous avons traversé une belle période ; cette époque douce, ce monde sans frontières ont vécu. Nous devons tous nous désolidariser du régime sanglant poutinien et de ses complices, de leur violence insensée et de leurs mensonges. Nous devons leur dire non, chacun à sa façon : en souffle, en pensée, en parole, en action. Nous ne pouvons pas faire autrement. Nous ne devons pas abandonner l’Ukraine. L’Ukraine aujourd’hui est le nom de notre liberté.
agathe de lastyns
consulter notre dossier “De la guerre entre la Russie et l’Ukraine : les entretiens du litteraire.com”