« Je ne bâtis que pierres vives : ce sont hommes » (Rabelais, Quart Livre)
La Marine nationale maintient haut sa devise, « honneur, patrie, valeur, discipline », et les écoles d’officier, comme l’École navale, axent une part importante de leur enseignement sur l’éthique du commandement, les valeurs et les vertus.
Piloté par Mathieu Gimenez, professeur de Lettres et responsable du département des Sciences humaines à l’École navale, un collectif d’auteurs, avec des signatures connues (Michel Goya, Dominique Le Brun, Isabelle Autissier, Sylvain Tesson, Pierre Vandier), et d’autres moins, jeunes recrues de la Marine nationale et futurs officiers, s’est penché sur la question des valeurs et des vertus dans la Marine, soit dans des articles de réflexion, soit par le biais de la fiction, de la narration.
Les productions sont regroupées dans ce volume, titré Œuvres vives : si ce terme désigne habituellement la partie immergée de la coque d’un navire située sous la ligne de flottaison, il entend surtout faire comprendre que l’interrogation sur les vertus, leur pratique, est toujours vive et vivace, parce qu’en mouvement perpétuel, au contraire de ce que l’on pourrait penser.
La réflexion et la fiction sont donc ici le double moyen de se saisir de ce sujet, parce que « la littérature aide à vivre, […] questionne le monde et enrichit nos vies intérieures ».
L’ouvrage, après une préface de l’Amiral Vandier et une introduction de Mathieu Gimenez, est construit en trois parties : « un temps pour se construire » (I), « l’espace intérieur » (II), « Agir » (III). Chaque partie regroupe des productions, et se conclut par un entretien, tour à tour avec Patrice Franceschi, Fanny Ardant (fille d’officier), et Sylvain Tesson.
Le volume se clôt par une bibliographie et des remerciements. Il est aussi émaillé au gré des pages d’illustrations tout en finesse de Jean-Étienne Maigne, et sa belle couverture en quadrichromie a été dessinée par Marie Détrée-Hourrière, peintre officiel de la Marine. Il regroupe de touchants récits : ceux de professeurs de lettres nommés à l’École et découvrant la fraternité d’armes et l’esprit d’équipage, d’un lieutenant ayant du mal à faire le point et découvrant la face cachée de son supérieur après un conseil déroutant, d’un marin s’estimant mal apprécié qui découvre avec reconnaissance que le bateau entier s’attache à lui lorsqu’il tombe à la mer, et met tout en œuvre efficacement pour le repêcher. Il est impossible de rendre compte de tout l’ouvrage tant il est dense, et l’ensemble se lit d’un trait.
Saluons le beau développement de Chanelle Clavery sur le panache, tout teinté d’humour, la situation touchante de Quentin, par Guilhem Laganier, pris entre les deux feux de son devoir et de son amour, et deux récits très attachants :
Virgile de Labbey, dans « Gymnopédie d’un équipage et son hôte », met en scène un jeune officier, Archibald (audacieux, étymologiquement), et son homologue Henri (maison & puissance), embarqués sur un navire, confrontés à la vie à bord au long cours, et aux situations et questions qui s’imposent à eux : les « prémices de rigueur » du matin, le vacarme assourdissant de la machine, la prise de quart, les « cent-cinquante compagnons qui veillaient au fond d’eux-mêmes, chacun, sur le rêve de l’autre », la légitimité (« pourquoi ces hommes devaient-ils le suivre ? »), la fidélité (« jusqu’où » ?).
Les références mythologiques et antiques émaillent le récit, jusqu’au titre, pour faire comprendre que « les hommes consomment la morale et en tissent des liens ». Laissons la parole à l’auteur pour terminer : « Ils emmenaient dans leur sillage l’honneur, le prestige et la France, pour lesquels aucun sacrifice ne serait suffisant. À l’aube de leur vie, c’était en découvrant combien exige la mer qu’ils comprendraient combien elle allait leur offrir ».
Baudouin Fournier, lui, marqué vraisemblablement par le témoignage qu’il a eu à entendre à l’École de Fanny Lancrenon et son fils, rend hommage à travers une fiction intitulée « Quelques gouttes de sang vermeil » au Lieutenant de Vaisseau Antoine Lancrenon en en faisant le personnage de son récit, sous la forme d’un journal adressé à son épouse, écrit sur quelques jours de novembre 1956 durant la crise de Suez. Il « doi[t] écrire pour comprendre ».
Dans ce qui relève aussi du monologue intérieur, analysant ses sensations, pensant à son épouse, à l’attitude qu’elle aura devant leurs enfants, avant de s’effondrer hors de leur vue, à ses camarades, à sa prise d’envol, à la formation qui a fait de lui un « officier compétent » avant qu’il ne s’essaie à être un « chef bienveillant », à l’aéronautique navale finalement choisie et qui consiste à ses yeux à trahir un peu la cause navale stricto sensu, défilent ses pensées, sans jamais se lamenter sur sa situation. Il ne pense pas à sa mort, ou bien en récuse l’idée, pour maintenir « l’espérance ferme comme le roc ».
Perdu dans le désert, au bord de l’évanouissement, il est recueilli par un Arabe, qui le vendra avant d’être abattu. Emprisonné, il continue son journal sans repère. L’histoire se termine par un récit rapporté de ses derniers instants : « À quelques mètres de ce corps sans vie, reposent une alliance et un petit carnet de cuir noir sur lesquels perlent quelques gouttes de sang vermeil ».
Un ouvrage de valeur(s), assurément.
yann-loic andré
Œuvres vives : valeurs et vertus dans la Marine, par un collectif d’écrivains et d’élèves-officiers, sous la direction de Mathieu Gimenez, Locus Solus – École Navale, Châteaulin, 2021, 256 p. — 19,00€.