Bruno Abraham-Kremer, L’Amérique (Sege Kribus)

Ma vie est jalon­née de quelques ren­contres essen­tielles, c’est là que mes spec­tacles puisent leur néces­sité. Bruno Abraham-Kremer

Tout part ici d’une ren­contre impro­bable — et évi­dente : dans un bar, Joe (Georges) le nomade lou­bard qui vient de chou­rer un per­fecto tchatche avec Ber­nard, un étu­diant en méde­cine belge, qui n’accepte plus la loi des Parents — son père est un con, un taré…-, qui veut faire autre chose, quoi que ce soit, qui a jamais vu la Tour Eif­fel — Joe l’appellera Babar.

Tout part ici de la musique, celle de Mor­ri­son, les Doors, sur­tout : Nietzsche l’a bien intui­tionné, la musique est l’origine ivre du rêve de la scène, de la vie qui se prend par­fois trop au sérieux : Jim, c’est le cha­man, le grand mys­tique en stases qui entraîne le duo impro­bable le long de ses paroles d’apocalypse, de sang et de deuil : this is the end. Alors c’est la marche dans la musique dou­ce­ment psy­ché, dif­fu­sée par les riffs oni­riques de la gui­ta­riste orphique Claire Deli­gny à la belle voix envoû­tante qui vient de loin, tant loin — et son pro­fil d’ombre se pro­je­tant étran­ge­ment aux moments intenses sur les per­son­nages en partance…

C’est dans la jeu­nesse de Bruno Abraham-Kremer que se trouve le quai de départ pour l’Amérique. Lorsqu’un ter­rible fonds de vio­lence ravage un cœur - ce qu’on nomme “la jeu­nesse”, ou “être paumé”, ou se “cas­ser vers les Amé­riques”, et où nous attendent-elles ?…

Inspiré par la volonté d’évoquer sa ren­contre excep­tion­nelle avec un ami qui était un barou­deur mys­tique et qui s’est donné à la mort, Bruno Abraham-Kremer a pro­posé à Serge Kri­bus de com­po­ser un “road-movie théâ­tral” sur cette trame - ce trauma ? ou cette idylle ? Et puis c’est quoi un road-movie ? si ce n’est ce qui met en ques­tion l’itinéraire et le seuil, une échap­pée étrange de l’existence, et toutes les fuites mys­té­rieuses qu’elle peut réser­ver lorsqu’on se détache des attaches quo­ti­diennes, des habi­tudes héri­tées, à la manière de Dylan, à la Kerouac, à la Wen­ders, hir­sutes vaga­bonds célestes qui frappent aux portes du Ciel — l’ultime compagnon.

Plein d’une sim­pli­cité tendre et déten­due, le jeu des acteurs sert avec jus­tesse ce texte qui alterne dia­logues et nar­ra­tions, impré­gné ainsi d’une sorte de dis­tance — on se sou­vient comme on s’est tout de suite plu l’un à l’autre, comme on a vécu inten­sé­ment une ami­tié rare — qui mêle nos­tal­gie, sen­ti­ment du loin­tain, de la soli­tude et en même temps une pure ten­dresse. Et cette jeu­nesse de ton, de sujet, c’est aussi l’occasion d’un sens de l’humour qui fait tou­jours mouche, d’un tran­quille sens de la déri­sion cool.

Ni départ, ni des­ti­na­tion, il s’agit d’être nomades, de dévo­rer les limites qu’impose la société avec la route par­cou­rue, de ne se fixer nulle part, si ce n’est peut-être dans la mort — qui affran­chit de toute adresse ou pro­priété, tra­ver­sant sur cette voie denière l’ultime stase d’une exis­tence speed, entre potes, les yeux à la Rim­baud embru­més de rêve et trips hal­lu­ci­na­toires. Ceux-là sont tra­duits par des éclai­rages et des effets sonores maî­tri­sés à la per­fec­tion, remar­quables tout au long de la pièce. On sait bien que toute la vie n’est pas là où on nous l’assigne, qu’il s’agit de voya­ger et de mul­ti­plier les visions, les ivresses, les angoisses. Le rock c’est ça, être mobile sans but, savoir vrai­ment ce que veut dire bou­ger, trem­bler à inven­ter des gestes sans consé­quences, pour Voir, dis­tri­buer des constel­la­tions et des coups dans la gueule… C’est com­prendre que par­cou­rir la route est fait pour par­cou­rir la route, le but du che­min c’est le che­min, l’extase de la transe rock c’est le mys­ti­cisme de la marche à l’état pur et abs­traite, rêveuse à se faire sai­gner les pieds tant on res­sent la force de la vie.

Jo, le gars débrouillard, qui fume qui boit qui drague qui se bat, il a pas de but dans la vie, il semble si vivant - sans but on a pas peur, croit Babar, un étu­diant idéa­liste et révolté, qui lui a plus qu’un but, puisqu’il a un Idéal de gauche. Un idéal ça fait peur, ça fout la trouille, c’est le début de l’angoisse et la fin, ça inquiète de lever les yeux de ses pieds, de sa marche soli­taire qu’on nomme vie. C’est ça alors une ren­contre, un évé­ne­ment pur, impré­vi­sible dona­tion de tout un monde de poings et de pieds, de rires et de courses angois­sées, et sans ave­nir — une expé­rience et une ami­tié vraie : de l’ami on n’attend rien, l’ami est inutile, il est là avec nous et c’est évident, sim­ple­ment, même dans les crises. L’ami, le pote : on peut pen­ser ainsi au fabu­leux Le fan­fa­ron de Dino Risi. S’éclater, se lâcher, à tour­ner tout en déri­sion, comme si la pro­vo­ca­tion pou­vait nous sou­la­ger du manque, écrit Serge Kri­bus. Pour­tant, Joe et Babar sont bien les fils d’une lost gene­ra­tion, qui héritent des catas­trophes des pères, de la culture occi­den­tale malade : le poids de la soli­tude de la société de consom­ma­tion, de l’horreur de la Seconde Guerre mon­diale qui a trau­ma­tisé les parents de Babar. Beau­coup de dou­leur, tel­le­ment, tellement…

Un désir sans but, un désir épuisé alos tra­vaille ces êtres, mais d’autant plus emplis de rage, fré­né­tique comme un riff de gui­tare, insa­tiable jusqu’à se brû­ler les ailes, se cogner la tête contre les portes d’or. Refu­ser le sérieux, le quo­ti­dien, les habi­tudes, les mythes d’une société labo­rieuse et inca­pable de dépense, d’expérience, qui stagne et sue… Reste à être un rêveur ou quelqu’un qui creuse l’essence de la vie au risque de la perdre, déri­vant le long d’eaux tran­quilles et pro­fondes, louches.

Une mise en scène oni­rique et pré­cieuse qui creuse une voie pro­fonde, simplement.

 

L’Amérique
Concep­tion et mise en scène :
Bruno Abraham-Kremer
Avec :
Bruno Abraham-Kremer, John Arnold et Claire Deli­gny (gui­tares élec­triques et chants)
Scé­no­gra­phie :
Phi­lippe Mariogge
Assis­tante à la mise en scène :
Corine Juresco
Lumière :
Arno Vey­rat
Créa­tion sonore :
Thierry Balasse/Inouïe
Cos­tumes :
Mar­gue­rite Bor­dat
Durée du spec­tacle :
1 h 40

Le texte de Sege Kri­bus, L’Amérique, est publié par les édi­tions Actes Sud.

Visi­tez le site du Stu­dio des Champs-Élysées

samuel vigier

 

   
 

Au stu­dio des Champs-Élysées à par­tir du 9 sep­tembre 2005 du mardi au samedi à 20 h 30.
Mati­née le dimanche à 15 h 30.

 
     
 

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