Claudine Galéa, Je reviens de loin & Mathieu Amalric, Serre-moi fort

« Camille et Clarisse »

Il y eut d’abord une pièce de théâtre, écrite en 2003 par Clau­dine Galéa, Je reviens de loin et puis il y eut un lec­teur ébloui, Mathieu Amal­ric, qui en fit un long métrage en 2021 ( Serre-moi fort) ou plu­tôt comme il le dit, dans un article de Parages 09, la per­muta en film. Chan­ger de forme, pas­ser du texte seul au texte et à ses images et à ses sons. Une pièce qui exista peu sur scène puisqu’elle ne fut jouée que trois fois.
Un film, qui à la fois lui est fidèle, repre­nant des pans de cer­taines répliques et qui en fait autre chose mais sans que cela soit contra­dic­toire, jouant avec la fic­tion des images pro­je­tées. Le cinéma implante jus­te­ment ses images, les greffe sur des lieux jamais nom­més, abs­traits chez Clau­dine Galéa parce que le pla­teau est le seul lieu pos­sible du théâtre. Amal­ric a repéré, a choisi Saint Gau­dens, les Pyré­nées, l’océan, la pati­noire de Niort, une zone fron­tière entre Espagne et France dans la neige, une mai­son ancienne aux volets bleus…

Il y a quatre per­son­nages : Camille et Marc, la mère et le père et les deux enfants, Lucie et Paul pour l’auteure et Cla­risse pour Amal­ric. Cla­risse qui a un petit accent alle­mand comme son actrice Vicky Krieps ; Cla­risse  à qui il adresse une lettre (dans le docu­ment de pré­sen­ta­tion de l’AFC). Des per­son­nages dont les paroles s’interrompent, se super­posent, se font écho, sont même dans le film quel­que­fois muettes.
Des paroles avec quelques dia­logues avec Camille/ Cla­risse qui est par­tie au matin de chez elle, pour prendre la route…   Cla­risse conduit une A.M.C River Break 1979 rouge.  Une voi­ture de cinéma évi­dem­ment. Elle parle  au volant, de loin, à son mari, à son fils et à sa fille, comme en aparté : il fau­drait trou­ver un mot pour par­ler de la voix comme télépathie.

Au cinéma, tout com­mence par ce qui consti­tue un fil rouge dans la pièce, nommé «  départ »  entre­coupé par des retours à la famille, à la mai­son tan­dis qu’au théâtre, c’est la mai­son que décrit Camille, « après » ce qui va suivre : Elle n’a pas changé du tout ma mai­son. Ils ont repeint le por­tail. Si je pousse le por­tail. Il est ouvert. Ils conti­nuent de le lais­ser ouverte, qui inau­gure  l’oeuvre  dra­ma­tique.
Une ouver­ture et une «  finale » comme archi­tec­ture  de théâtre en  réalité.

De sur­croît,  Amal­ric tra­duit autre­ment le titre de l’oeuvre de Clau­dine Galéa . Je reviens de loin est le pre­mier vers de la «  chan­son de Camille » à la toute fin du texte, répété comme un refrain. Reve­nir de loin comme on par­court une longue route mais aussi comme on échappe au pire. Camille a fait les deux. Elle a ima­giné ses voix inté­rieures en road-movie et a sur­vécu à l’horreur de son deuil, du deuil de ceux qui sont par­tis à jamais, tom­bés dans une cre­vasse de mon­tagne (Marc et les enfants).
Il faut se racon­ter des scènes de théâtre pour sur­vivre.  Serre-moi fort  res­semble à une injonc­tion d’amour mais qui peut la prononcer ?

Amal­ric « trans­mute » aussi.  Dans la pièce, la pia­niste argen­tine Mar­tha Arge­rich est l’objet d’un récit de Lucie (p. 41). A l’âge de douze ans, son père l’emmène à un concert de la vir­tuose. Sub­ju­guée, la jeune ado­les­cente, elle-même bonne pia­niste décide qu’Argerich sera sa mère désor­mais. Le film suit une autre pers­pec­tive. Cla­risse dans son errance se retrouve en com­pa­gnie d’un flû­tiste en train de regar­der le film de Sté­pha­nie Arge­rich, Bloody Daugh­ter.
Mise en abyme ver­ti­gi­neuse d’une rela­tion mère-fille autour de la musique pia­nis­tique et d’un film docu­men­taire dans un film de fic­tion. Cette scène  se trouve au centre de la pièce et en quelque sorte dit la place essen­tielle  de la  musique dans les deux œuvres.

Clau­dine Galéa découpe son texte à par­tir d’une nomen­cla­ture musi­cale : pré­lude, pre­mier et second impromp­tus, pre­mier et deuxième mou­ve­ments et, à l’intérieur de ces par­ties, nomme des scènes, chan­sons attri­buées aux quatre per­son­nages, ainsi que piano, et duo. Quant au film, il est magni­fi­que­ment une bande ori­gi­nale, qui fait entendre des com­po­si­teurs convo­qués dans la pièce comme Bach, Bee­tho­ven ou Schu­bert mais y intro­duit aussi Mes­siaen, la musica ricer­cata # 2 de Ligeti, déjà par­ti­tion de la B.O de Eyes wide shut, Ravel, Rach­ma­ni­nov et des  chan­sons de Bri­gitte Fon­taine, de JJ Cale…
La musique est omni­pré­sente, élé­ment de l’action, source de conflit entre Lucie et Camille/ Cla­risse . Les jeunes actrices et pia­nistes, Anna-Sophie Bowen-Chatet, Juliette Ben­ve­niste jouent par­ti­tions et rôles. Chose raris­sime au cinéma. La musique est aussi objet : cas­sette à bord de la voi­ture, poste de télé­vi­sion, chan­ton­ne­ment… Elle dit ce que les mots n’arrivent pas à conjurer.

On pour­rait inven­ter alors pour ce film, mais aussi pour la pièce de théâtre, le terme de tra­gé­die musicale.

marie du crest.

Clau­dine Galéa Je reviens de loin, édi­tion revue et cor­ri­gée, édi­tions Espaces 34, 2021, 85 p. — 14,00 €.,

 revue TNS Parages 09 spé­cial Clau­dine Galéa, 220 p. - 15,00 €.,

Mathieu Amal­ric, Serre-moi  fort,  2021,  film dans les salles à par­tir du  8 sep­tembre 2021. Sélec­tion fes­ti­val de Cannes.

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