Avec Rousseau, Marie-Paule Farina montre la navigation dans le corps des langages.
Et ce, comme chez Sade et Flaubert. Ce trio infernal triomphe de tout ce qui est étranger au livre et lui résiste en devenant le mouvement continu du Livre (à son sous-sol : les soubassements ironiques du Dictionnaire des Idées reçues) et ses deux possibilités : l’une décide la création du monde. L’autre énonce la connaissance du bien et du mal.
Tel est le bi-théisme de telles œuvres . Il s’agit de deux lieux très distincts. L’un crée un monde mauvais. L’autre modèle l’homme. Le temps du livre a commencé avec cette guerre des dieux, simple corollaire de la différence des mots et du défilé de marionnettes ouvrant sur toute une profondeur de visions emboîtées qui peuvent déboucher sur des lourdeurs et la cruauté historique. Elle redevient sans précédent quand la frénésie du récit se rapporte au présent comme c’est la cas chez les trois auteurs.
Surgit la fureur du réel et des traditions mythiques qui pèsent de façon millénaire sur lui au nom de la figure de l’apôtre Judas qui trahit et livre sa victime tout en accomplissant son destin.
Mais l’univers n’a jamais fini d’être conté. Le conte est un miroir mobile voguant sur un réseau mouvant. La narration, miroir de l’action, l’oriente dans son dédale et la désoriente en chaque moment.
Les “récits” de Rousseau comme ceux de Sade et de Flaubert amplifient la luminosité du visible, du plus sombre dans l’ombre.
Qu’importe (au contraire même) si en certains moments la dérision (celle de Bouvard et Pécuchet par exemple) l’emporte sur la raison du récit. Les trois procurent “du” Chant ivre qui rappelle chez Nietzsche, dans le Quatrième Livre de Zarathoustra, la Fête de l’Âne, requise pour ses hymnes bacchiques.
Ceux-là ne sont plus orphiques. Ils chantent plutôt une dérision qui traverse la littérature.
C’est par les fautes de goût des récits des trois dissidents que monte la force du chant d’annonce, pour les multiplications d’énergie, tout à la fois comme histoire matérielle du monde et dans son histoire narrative. Elle marque l’excentricité du conte et l’approximation burlesque du compte contre ses fossilisations.
Les trois déchiffrent avec outrance et ironie leurs transformations dans les logos et les langues.
« Le sol sur lequel évoluait Abraham était une voûte infinie et une plaine incommensurable » note le jeune Hegel. Face à cette plaisanterie qui revient à un anéantissement, les créateurs retournent le langage pour introduire le désordre où se joue la “grande partie” où s’achève la redoutable “Troisième partie” du Zarathoustra nietzschéen et son “Soyez durs” que les nazis travestirent.
C’est dans ce terrible désordre contre les choses et les écritures redoutablement encadrées que, paradoxalement, se casse l’ignoble amoncellement du chaos au moment crucial de la perception de l’aveuglement pour en faire l’arme absolue contre la risible naïveté hégélienne.
De tels auteurs sont parvenus à agrandir l’Histoire et à déformer le miroir pour arracher à l’univers le matériau même de ses reflets et leurs incohérences. Le monde avance alors dévisagé, la création replace du commencement qui est d’une précision croissante mais toujours dans une aube à l’état naissant propre à l’avancée du corps.
Cet accroissement fait davantage lumière et il augmente ce multiple de lumière contre les Lumières elles-mêmes.
S’y contredisent leurs apparences en ce qui devient pur conte du langage à partir du déplacement des raies spectrales.
jean-paul gavard-perret
Marie-Paule Farina, Rousseau : un ours dans le salon des Lumières, L’Harmattan, coll. Ethique de la création, août 2021, 210 p. — 22,50€.
” La frénésie du récit ” est une philosophie du trio Rousseau , Sade et Flaubert … que dame Farina transmet avec brio !