Véronique Bergen, Portier de nuit — Liliana Cavani

Ce qu’un film ouvre

Véro­nique Ber­gen, par la clarté de son écri­ture miroir de son intel­li­gence, pro­pose un livre majeur sur le film de Liliana Cavani Por­tier de nuit.
Ce film trouble ou plu­tôt trou­blant cho­qua et choque encore par la repré­sen­ta­tion de la vio­lence qu’il sus­cita en réponse à la vio­lence de l’histoire et de la Shoah.

Dans ce film, Maxi­mi­lian (Dirk Bogarde) est por­tier de nuit dans un hôtel qui accueille des anciens nazis. Lucia (Char­lotte Ram­pling) accom­pagne son mari, chef d’orchestre, dans cet hôtel. Maxi­mi­lian recon­naît en elle une ancienne dépor­tée qui était sa maî­tresse. Lucia se trouve atti­rée par son ancien bour­reau et rede­vient sa maî­tresse.
Mais ils sont tra­qués par d’anciens nazis qui tentent de faire oublier leur passé.

La phi­lo­sophe ques­tionne de manière essen­tielle ce qu’un tel film trans­porte et trans­forme en por­tant l’accent sur la dyna­mique des corps, de la mémoire et des pul­sions là où, selon la morale his­to­rique, elles ne devraient plus avoir lieu. L’amour fou qui unit la vic­time et le bour­reau est jugé condam­nable. Il ne fut pas un cas unique mais il resta déni­gré comme le fut l’amour des ton­dues — sou­vent par des lâches de la libé­ra­tion — pour les occu­pants.
Il existe dans ce livre une lumière néces­saire sur ce qu’un tel film fait cir­cu­ler. Il remet en cause des lec­tures anté­rieures (Fou­cault, Lanz­mann) sur la figu­ra­tion de la Shoah. Véro­nique Ber­gen sonde les mou­ve­ments du désir en un tel point de capi­ton quasi incom­pré­hen­sible de l’histoire et qui défie la bien-pensance d’hier comme d’aujourd’hui même si celle-ci a changé de camp.

Le grand mérite de l’analyse est de ne rien fer­mer mais d’ouvrir :“il n’y a pas de conclu­sion à déli­vrer au sujet d’un film qui laisse la nuit ouvrir et fer­mer les portes” écrit l’auteure. Reste le regard d’une artiste qui osa mettre l’amour au défi de l’Histoire. Et la phi­lo­sophe per­met bien des avan­cées en son ana­lyse qui n’a rien d’ambigue ou de révi­sion­niste au moment où les amants sont por­tés, par la mémoire, à un point de non retour.
Le scan­dale de ce “mau­vais amour” face au scan­dale de la Shoah inflé­chit la notion de bour­reau et de vic­time vers une autre pos­ture face à un “néo-conservatisme qui veut faire un sort à l’ambiguïté du désir”. Et ce, jusque par cer­tains acces­soires choi­sis par Cavani dans l’harmonie de com­po­si­tions sen­suelles qui donnent de l’horreur une autre version.

Par exemple, “la courte robe rouge” qui par­court le film de manière aussi dis­crète qu’insistante. Celle que porte la femme juste avant son arri­vée au camp. Max la lui retire pour la rem­pla­cer par le pyjama rayé des dépor­tés. Celle qu’il lui enfile pour retrou­ver la jeune fille qu’il connut douze ans aupa­ra­vant. Le tout dans un jeu de féti­chisme et de reflet dans un sys­tème de symé­trie et de miroir sub­ti­le­ment mis en scène par Cavani.
Elle réa­lise son sujet comme un théâtre tra­gique. Les amants (la femme topless, épaule décou­vertes et saillantes,) s’avancent comme au temps de guerre en pro­gres­sant vers la mort que les cama­rades de Max leur réservent et où l’amante dépasse l’image de l’Ange bleu pour la trans­for­mer en Salomé — ce qui fit pous­ser à toute une cri­tique de hauts cris.

Ce film pos­sède le mérite de mon­trer un invi­sible, de dis­lo­quer des idées géné­rales. Non pour créer une révi­sion idéo­lo­gique de l’Histoire mais pour affir­mer une autre loi qui fait des deux inno­cents des malades ou des fous. Cavani met le pro­jec­teur sur une ombre, celle des mas­sacres de l’Histoire.
Et Ber­gen montre ceux qui deviennent mar­tyrs des bour­reaux qu’ils gênent. Si bien que le regard est écar­telé par ce qui le blesse, le fas­cine en une telle remontée.

Dès lors, ce qui ne peut être vu ne sort pas du champ de l’art mais y est rapa­trié. D’où l’importance d’une telle lec­ture. Elle remet 47 ans après sa créa­tion Por­tier de nuit à une plus juste place. Le film créa la lumière au milieu de la nuit de l’être. Dans cette éga­lité de l’égarement sans limite où ils se perdent, les êtres ne se sentent jamais si subli­me­ment humains.
Ainsi,  « La clarté point dans la par­faite ténèbre » (Bataille). Les deux amants sont enga­gés jusqu’à leur anéan­tis­se­ment dans leur éro­tisme qui n’espère et ne retient rien. Ou tout.

jean-paul gavard-perret

Véro­nique Ber­gen, Por­tier de nuit — Liliana Cavani, Les Impres­sions Nou­velles, Bruxelles, 2021, 224 p. — 20,00 €.

1 Comment

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One Response to Véronique Bergen, Portier de nuit — Liliana Cavani

  1. Villeneuve

    Ecole Decroly : mis­sion accom­plie ! Dame Ber­gen , dans un livre qui décoiffe , exhume avec d’éblouissantes ful­gu­rances ana­ly­tiques le film chef d’œuvre de Liliana Cavani . Hom­mage aussi à JPGP pour sa cri­tique à l’aune de l’excellence d’un texte inimitable .

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