Cette incapacité à profiter des corps pour ce qu’ils sont : des étendues vastes et mystérieuses.
Laurène Marx
J’ai beaucoup de joie à écrire quelques lignes sur la pièce de Laurène Marx car, avec ce sujet et sa matière, cette écriture m’a replongé dans un vaste réseau d’études — en l’occurrence, celui de ma thèse de troisième cycle où je réfléchissais et interrogeais la question de l’identité. Dans ces travaux j’ai évoqué longuement La Nuit juste avant les forêts de B.-M. Koltès, en regardant de près comment ce monologue dessinait une double entrée : un Français vacillant dans sa représentation et un même homme touché par l’altération de sa personne.
Ici, dans ce texte récent de l’auteure trans non binaire, j’ai été attentif à ce trouble intérieur, cette douleur en relation avec le sexe : le sien et celui des autres. Il en résulte un partage, une coupure entre le haut et le bas de la personne physique. Oui, coupure qui engendre positivement une union, une épissure, voire une fusion biologique des deux statuts de ce corps : une femme en transition vers elle-même.
Et puis, puisque j’ai parlé de monologue, ici la question est intéressante, car factuellement la pièce est parfois dialoguée, ce qui engendre des flottements dans le continu de la lecture, peut-être comme pour la dramaturge il y a flottement du bas et du haut, des genres et des sexes. Toujours est-il que ce schéma ne va pas sans mal. L’héroïne doit affronter les préjugés, les désirs implicites et explicites, les tourments non avoués, la simplification à outrance de la biologisation, les paradoxes d’une trans qui ne cesse de s’expliquer, à elle-même tout d’abord puis dans son désir et ses floutés.
Il faut dire que d’un certain point de vue on se trouve devant un double bind. Être femme sans l’être, ne pas être femme tout en l’étant, désirer qui pour finir ? Il y a de l’angoisse c’est certain — mais cette anxiété est pour moi une forme de force, d’appui où puiser des ressources, des biens moraux capables d’en finir avec les hypocrisies et les faux dilemmes.
C’est quoi être une femme ? Être une femme c’est pouvoir tomber enceinte, c’est la maternité qui fait de toi une femme. Merde…
Être une femme c’est être réceptive… Mais tu sais bien, arrête…
Non dis-moi.
Arrête.
Non mais vraiment. Dis-moi
Arrête.
Une femme c’est une personne qui aime, qui veut être aimée. OK, ça tu as…
On doit donc abandonner les critères normatifs d’une idéologie hétérocrate pour se confronter, avec l’écrivaine, au doute quant à la construction d’un moi homogène. Le Je suis Je de Parménide se heurte au corps, à la physiologie et en ce sens, nourrit des aventures intellectuelles multiples. Cette pliure du haut et du bas par exemple, recoupement sans accord des attributs de la virilité et de la féminité, recoupe des tendances, des plis justement dans le tissu social que l’homosexualité masculine ou féminine, ici, ne trompe pas, car pour la protagoniste le balancement se fait de l’homo à l’hétérosexualité, se poursuivant dans une altération et une fixation de l’idée de la femme.
Pour comparer utilement ces représentations, il faut aller chercher vers Almodovar et ses personnages ambigus, pour voir au travers de cette sorte d’énergie la solitude du créateur, seule condition pour vaincre le démon de la création, partiellement, partialement, mais pour de vrai. Cette pièce, ce faux monologue nous fait entendre la lutte incessante de ce genre double, non tranché, non binaire.
Ainsi cette position originale nous est livrée par fragments, par collage bout à bout d’un signe étrange et fort : celui d’une écriture trans manifeste et sensible, personnelle.
C’est des hommes qui créent des femmes parfaites pour que leurs copains puissent en profiter. Des femmes tellement épuisées par les épreuves qu’elles accepteront un peu tout, juste pour un regard, pour un sifflet dans la rue. Des femmes qui sont flattées par ce qui blesse toutes les autres. Des femmes qui n’auraient pas eu le temps de se déconstruire et de se polluer avec toutes ces conneries féministes, trop obnubilées par se faire couper tout ce qui dépasse ; trop occupées à supplier tout ce système pour qu’il leur file des passes pour les prochaines étapes. Elles arrivent au bout sur les rotules et y a plus qu’à leur ouvrir la bouche et à gicler dedans. Quand tu t’es battue pour qu’on te considère comme une femme est-ce que tu vas te battre ensuite pour qu’on te considère comme l’égale des hommes ?
didier ayres
Laurène Marx, Pour un temps sois peu, éd. Théâtrales, 2021 — 12,00€.