Loin de Corpus Christi

Une pièce fas­ci­nante inter­ro­geant le désir et la puis­sance des images

Avec Loin de Cor­pus Christi, Chris­tophe Pel­let livre une inter­ro­ga­tion fas­ci­nante sur le sta­tut de ce que c’est, une image, et pour­quoi cela fas­cine, cela peut dévo­rer une somme d’existences.

Anne est une véri­table ciné­phile, une fana­tique du cinéma. Au cours d’une pro­jec­tion, elle est lit­té­ra­le­ment envoû­tée par le visage perdu et éter­nel­le­ment beau de Richard Hart, un obs­cur acteur des années 40. S’engage pour elle une quête à cœur per­due qui sera un véri­table repli sur soi, une usure et perte de son exis­tence sans réelle solu­tion, la pièce entre­mê­lant à son enquête de fas­ci­nants flash-backs, sauts tem­po­rels et spa­tiaux autour de divers per­son­nages mar­qués par Hart, tour­men­tés par la beauté de ce qu’est une image.

 Jouant comme il sait si bien le faire sur la sug­ges­tion, l’allusion, le mys­tère et l’évocation, Chris­tophe Pel­let, par ce par­cours tem­po­rel ori­gi­nal et maî­trisé, nous fait entrer dans un par­cours lacu­naire et énig­ma­tique, fait de désirs ambi­gus et de tra­hi­sons, gra­vi­tant autour de celle de Richard Hart, ce jeune amé­ri­cain du sud pro­mis à être fer­mier, venu se perdre corps et âme véri­ta­ble­ment à Hol­ly­wood. Il tra­hira, sans vrai­ment le choi­sir, davan­tage agi par les autres que par lui-même — sur­tout il se tra­hira lui-même.
Sur son avan­cée incons­ciente qui l’entraîne irré­sis­ti­ble­ment vers le bou­le­ver­se­ment de toutes les pro­messes de géné­ro­sité et sin­cé­rité que cer­tains ont pu voir en lui, il croi­sera Brecht en fuite hors de l’Allemagne Nazie, un Brecht inquiété aussi en Amé­rique par les pré­misses du mac­car­thysme — et ce sera l’occasion, cette ren­contre, d’une réflexion sur la dis­tance qu’il faut prendre à l’égard des images, de leur beauté, de leur illu­sion trom­peuse, réflexion qui n’est pas sans valeur pour la trame elle-même fina­le­ment…
Nous sui­vrons aussi les péré­gri­na­tions d’une socia­liste qui, tra­hie par ce jeune fer­mier qui rêva d’être acteur, aban­donne la Mecque du cinéma pour l’Allemagne de l’est, où elle sera vic­time à nou­veau des mani­pu­la­tions d’un autre pou­voir répres­sif, celui de la Stasi, déçue encore une fois par l’amour dévo­rant qu’elle aura eu de la beauté.
De say­nètes en say­nètes, lacu­naire, allu­sif, Chris­tophe Pel­let emporte le lecteur/spectateur ravi dans un par­cours cha­toyant qui glisse admi­ra­ble­ment dans les années et les Etats.

Cette pièce s’offre ainsi comme une tra­ver­sée fas­ci­nante et trou­blante de la seconde moi­tié du XXème siècle, amor­cée par cette his­toire man­quée, cette vie effa­cée d’Anne, une femme que d’aucuns qua­li­fie­raient d’inadaptée, mais que l’on peut voir comme une incar­na­tion sym­bo­lique des contra­dic­tions inhé­rentes aux désirs de notre époque. À tra­vers la quête qu’elle entre­prend, cette quête visant à pis­ter cet acteur qu’elle a sur­pris sur un écran et qui, étran­ge­ment, mal­gré sa beauté intense n’eut qu’une ful­gu­rante car­rière avant de som­brer dans l’anonymat, c’est le sens et la force angois­sante et pétri­fiante que pos­sède l’image dans notre temps ico­no­lâtre que l’auteur interroge.

Mais ce qui se savoure ici, autant que la dimen­sion riche et erra­tique de la trame ou que l’intérêt du sujet, c’est aussi la qua­lité rare de la langue. En effet, même si par­fois trop dis­cur­sif et abs­trait — le dia­logue de Anne et son maître peut sem­bler trop méca­nique, dépourvu de vie -, le style de Chris­tophe Pel­let sait être poé­tique sou­vent, avec sobriété, plein de cha­toie­ment, de demi-teintes et d’allusions, aimant fouiller, ou plu­tôt remuer les plis de désirs que l’on peut croire per­vers, mais qui appa­raissent fina­le­ment bien authen­tiques dans tout ce qu’ils ont de mor­bides, de des­truc­teurs, de patho­gènes.
Et en trou­vant cette langue qui sait dire les errances des désirs les plus louches, les ten­ta­tions les plus véné­neuses et mena­çantes, c’est bien un tableau dévas­ta­teur de ce que c’est dési­rer aujourd’hui que trace Chris­tophe Pel­let — en cohé­rence avec d’autres pièces comme En déli­ca­tesse ou Des Jours Meilleurs.

Des limites à par­ler de l’Histoire sous la ques­tion du pou­voir de l’image

Cepen­dant, mal­gré la per­ti­nence et le sérieux de cette traque de notre éro­tisme ima­geant, on peut s’interroger sur la per­ti­nence de l’autre dimen­sion de la pièce, cette lec­ture de l’Histoire qu’elle pré­sente et qui peut paraître res­tric­tive dans son angle d’abordage — la fas­ci­na­tion qu’aurait cela, l’image, l’icône.
L’Histoire — celle de la Guerre Froide — dans Loin de Cor­pus Christi ne semble trou­ver place que sous une forme néo-romantique réduc­trice, lec­ture qui sub­jugue certes mais qui la réduit à n’être qu’une toile de fond sul­fu­reuse, un contexte aux conno­ta­tions hyper­bo­liques et gran­dioses dont la valeur essen­tielle, la rai­son d’être au fond semble n’être que d’accréditer d’une aura de catas­trophe mon­diale — mac­car­thysme, fas­cisme com­mu­niste — cette inves­ti­ga­tion du désir ima­geant, du fantasme.

Nous avons un par­cours rusé et inté­res­sant, dans cette his­toire frag­men­tée et sty­li­sée qui alterne débats per­ti­nents sur le sta­tut des images et say­nètes fas­ci­nantes de rendre vivant tel grand homme, tel grand mor­ceau caché de l’histoire, der­rière ces his­to­riettes d’amours cachés et de pseudo per­ver­sions dis­si­mu­lées –féti­chisme de l’image, homo­sexua­lité… Cela marche, cela charme.
Mais, sous ce ver­nis sul­fu­reux et épars qui sub­jugue, qu’est-ce qui tient, dans cette pièce, à la pré­sence de l’Histoire, quel rôle authen­tique la relie à tout cela : un théo­ri­cien du mar­xisme théâ­tral qui fonde la notion de dis­tan­cia­tion comme un appa­reil de libé­ra­tion intel­lec­tuelle et sociale à l’égard de sa propre situa­tion his­to­rique et ména­geant la pos­si­bi­lité d’un enga­ge­ment authen­tique ; le mac­car­thysme ; la Stasi ; les rela­tions est-ouest ; et le culte des images… ?
Certes, sans doute l’investigation allu­sive de ce qui pré­pare alors notre temps, d’une époque qui ne fut qu’idolâtrie de cer­taines images, pré­pa­rant la nôtre : le bon et beau gars du fond de la pro­vince amé­ri­caine plai­sant aux masses capi­ta­listes friandes de Hol­ly­wood, ou un petit mar­gi­nal traî­nant dans les débris d’une ville de l’est incar­na­tion même de la belle pauvreté…

Cette lec­ture de la moder­nité la révèle essen­tiel­le­ment en proie à la dévo­ra­tion de l’image, ico­no­lâtre mal­heu­reuse, moder­nité tra­hie par ses idoles, ses ado­ra­tions, inca­pable de recon­naître que der­rière les per­son­nages lisses se tient le Pou­voir. La piste est inté­res­sante, mais éco­no­mise l’essentiel : ce qu’il en est du poli­tique, comme vio­lence réelle, comme idéo­lo­gie.
Avouons que la machine est brillante, la trame oni­rique et décom­po­sée sub­jugue, mais que le pro­pos appa­raît confus : leçon d’archéologie moderne sur le sta­tut des images et des mani­pu­la­tions que le Pou­voir a opéré de ces images ; leçon d’érotologie d’une moder­nité en crise dans ses ado­ra­tions d’images trom­peuses qui la sub­juguent comme des chants de sirènes mais pour la dévo­rer, la mener à la catas­trophe, au repli hors de la vie, comme Anne a laissé glissé l’existence hors de ses mains. Et donc, inter­ro­ga­tion poli­tique sur la nature du Pou­voir his­to­rique comme mani­pu­la­tion esthé­tique ou inves­ti­ga­tion sur la qua­lité du désir post­mo­derne qui a laissé pour­rir le corps du Christ, en besoin d’iconolâtrie, tou­jours dévo­rée de res­sen­ti­ments à l’égard de la chair, du corps, tou­jours en haine de la vie, capable seule­ment d’une subli­ma­tion mor­bide de l’existence ?
Dans ce chassé-croisé de l’intimiste et de l’historique, ce serait fina­le­ment l’intimiste qui gagne… Cepen­dant il ne faut pas pour autant bou­der cette inter­ro­ga­tion poli­tique du pou­voir des images, tout de même évi­dem­ment d’actualité — cela, il va sans dire !

samuel vigier

Chris­tophe Pel­let, Loin de Cor­pus Christi, L’Arche édi­teur, mars 2006, 121 p. — 9,00 €.

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