La Noce chez les petits bourgeois… créoles (On mayé Ozabwa)

Une adap­ta­tion piquante d’une pièce de jeu­nesse de Ber­tolt Brecht, qui donne à celle-ci de belles couleurs

Un livre, une adap­ta­tion : aven­tures tour­men­tées
d’une pièce selon l’Histoire et l’espace

Le pre­mier titre de cette pièce, écrite dans les années 20 : La Noce, tout sim­ple­ment. Dans les années 30, une nou­velle classe sociale est inven­tée pour déres­pon­sa­bi­li­ser le pro­lé­ta­riat — classe motrice de la lutte com­mu­niste — et se voir attri­buer la res­pon­sa­bi­lité de la catas­trophe que fut l’avènement du pou­voir nazi. Cette classe, c’est la petite bour­geoi­sie. D’où le chan­ge­ment de titre par un Brecht “mûri”, ayant tem­péré ses ardeurs anar­chistes de jeune cynique dans les struc­tures intel­lec­tuelles du mar­xisme, et reli­sant d’un œil neuf cette pièce iro­nique et sans conces­sion pour y trou­ver poin­tées les per­ver­sions dis­sol­vantes pour le corps social qui marquent cette classe.
Repous­sant cette relec­ture poli­tique dis­cu­table, Phi­lippe Adrien retient de cette pièce de jeu­nesse l’énergie moqueuse dont elle est empreinte, l’universalité de son pro­pos pes­si­miste sur la nature humaine — quelle meilleure occa­sion qu’une célé­bra­tion pour réa­li­ser un tableau féroce et lucide de la bes­tia­lité humaine. Pour réveiller la charge sati­rique ren­fer­mée par La Noce…, le met­teur en scène choi­sit d’en don­ner une ver­sion mi-créole mi-française, ver­sion qui en per­pé­tue en les renou­ve­lant la force et la jus­tesse modernes. Ainsi (re)naît La Noce chez les petits-bourgeois… créoles, qui est créée en 2005 à la Gua­de­loupe. Et elle s’est offerte dans le radieux théâtre de la Tempête.

Une fête, un fes­tin où l’homme se mord, se dévore.

L’argu­ment est des plus simples — donc des plus effi­caces : un couple de jeunes mariés orga­nise une soi­rée de noces pour fêter leur union avec famille, amis et bois­sons. C’est idéal, le début du bon­heur… Mais si l’on a du mor­dant, comme le jeune Brecht, un brin de per­ver­sion, on a bien conscience que dans ce genre de réunion, il suf­fit d’un rien pour que ça dérape, que ça se ren­verse en une catas­trophe sans issue.
Oui, il en faut peu pour que, le masque de la bonne humeur convi­viale tombé, la féro­cité des hommes se montre.
Brecht se contente de regrou­per dans cette assem­blée les arché­types mêmes des per­son­nages hauts en cou­leur que l’on s’attend à trou­ver dans ce type de réunion : l’Ancien aux his­toires de famille un peu salaces, un brin mor­bides et que l’on ne sup­porte pas ; un ami fêtard mais amer et envieux que le bon­heur du couple ravage ; les amis peu heu­reux en ménage — lui, dévoré de jalou­sie, boit et elle, vamp’, mord… - ; la jeune sœur naïve et sotte qu’un gar­çon mal­adroit au sor­tir de la puberté tente de dra­guer — cela déplaît-il à la concer­née ? - ; la mère, assez sobre et grande maî­tresse de mai­son, qui se mêle d’un peu tout ; enfin les mariés eux-mêmes, unis dans la ten­dresse, mais dans l’urgence aussi, peut-être pas pour les bonnes rai­sons, pas les meilleures en tout cas…
Ces types sont plu­tôt bien sen­tis et ren­dus de manière assez vivante par le jeune dra­ma­turge que l’on devine bourré de talent. Pour les faire se frot­ter, explo­ser, il suf­fit à l’auteur d’immiscer dans leur réunion joyeuse quelques petits élé­ments de déroute simples au pos­sible — ainsi, le mari a confec­tionné les meubles, les­quels tombent en pièces ; sa femme fut l’amie d’un autre, l’ami pré­sent, et la blan­cheur de sa robe n’est pas d’une pureté adé­quate… Pas grand-chose donc, et ça part, la fête luxueuse et jouis­sive se consomme, dévo­rée de sa propre entro­pie néfaste et usante, les bons sen­ti­ments vont en mor­ceaux, comme ces meubles mal col­lés fabri­qués qui se délabrent au fur et à mesure de la soi­rée. Cynique, Brecht ne peut s’empêcher de plon­ger cette catas­trophe dans une ambiance grand­gui­gno­lesque d’une savou­reuse drôlerie.

La saveur des langues

Afin de renou­vel­ler d’une manière par­ti­cu­liè­re­ment per­ti­nente la force de cette pièce, le met­teur en scène opère un tra­vail de reter­ri­to­ria­li­sa­tion “exote”. En don­nant la voix créole à ce texte — voix trop exclue des scènes, même aux Antilles. En lui insuf­flant la théâ­tra­lité exu­bé­rante, pleine de luxu­riance et d’ampleur, que l’on attri­bue fan­tas­ma­ti­que­ment à la société antillaise. En la tra­vaillant du rythme sen­suel et joyeux propre au Zouk. En l’offrant à des comé­diens pleins d’énergie et au jeu d’une grande jus­tesse… Et au bout du compte cette troupe réus­sit la belle aven­ture de nous empor­ter dans une lec­ture vivante de cette pièce mor­dante, un métis­sage fes­tif et explo­sif qui nous tend un superbe miroir des dif­fi­cul­tés d’être en famille, en ami­tié, en amour.
Un tra­vail radieux, une grande fête du chaos de la vie, de son déla­bre­ment dyna­mique impla­cable, et plein de joie pour­tant, gros d’une cer­taine légè­reté mal­gré tout.

samuel vigier

La Noce chez les petits bour­geois… créoles (On mayé Ozabwa)
Tra­duc­tion :

Jean-François Poi­rier
Adap­ta­tion créole :
Syl­viann Tel­chid
Mise en scène :
Phi­lippe Adrien
Avec :
Fir­mine Richard, Phi­lippe Calo­dat, Natha­lie Vai­rac, Élo­die Camier, Joël Jer­ni­dier, Domi­nik Ber­nard, Cécile Ver­nant, Chris­tian Julien, Char­lew­hite

Le texte est dis­po­nible chez l’Arche, dans une édi­tion qui ras­semble autour de La Noce chez les petits-bourgeois trois pièces en un acte de Brecht : Le men­diant ou le chien mort, Il débusque un démon et Lux in Tene­bris… Autant de petites farces légères et mor­dantes qui ont déjà une force ico­no­claste rare, un peps étin­ce­lant, s’attaquant avec une déri­sion gro­tesque aux impos­tures du pou­voir, de la famille, de la société civile qui masquent der­rière leur pompe toute leur véna­lité.
Ainsi de la der­nière pièce, savou­reuse d’ironie et de cruauté, où un drôle s’étant fait ros­ser lors de sa der­nière visite au lupa­nar pour avoir cru pou­voir en jouir sans en avoir un en poche, obtient par ruse auprès des auto­ri­tés muni­ci­pales de pou­voir prê­cher la santé publique et morale… dans le seul but de se ven­ger. Et la chute se savoure, mor­dante, ren­ver­sante, pour dénon­cer l’hypocrisie d’une société cruelle où l’argent compte davan­tage que la chair des filles…

Ber­tolt Brecht, La Noce chez les petits bour­geois sui­vie de trois autres pièces en un acte (tra­duites de l’allemand par Jean-François Poi­rier, Mau­rice Regnaut et Édith Wink­ler), L’Arche édi­teur, 2001, 1983, 96 p. — 8,40 €.

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