Le Maroc et l’art contemporain
L’ouvrage de luxe à la magnifique couverture bleu Klein où quelques points dorés émergent, telles des constellations dans un ciel lumineux, constitue le catalogue de la Première biennale d’art contemporain entièrement féminine qui a eu lieu à Rabat, ville-monde, du 24 septembre au 18 décembre 2019, au musée Mohammed VI (MMHVI).
Pour synthétiser ce document volumineux, je précise que : Un instant avant le monde, titre du catalogue (édité par Abdelkader Damani, le commissaire de la biennale), évoque l’instant qui précède le Big Bang, et met en valeur le lieu expositoire d’un « rendez-vous de la création à l’extrême occident de la terre ». Quant à Abdeljalil Lahjomri, secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume du Maroc, il cite Delacroix découvrant le Maghreb, qui plaçait ce territoire sous le signe de « la Beauté qui courait les rues ».
En ce qui concerne Nadira Aklouche Laggoune, directrice du MAMA d’Alger, elle souligne que « les artistes africaines, arabes contemporaines (…) contribuent, depuis une vingtaine d’années, à l’élaboration d’une nouvelle parole sur la scène artistique locale ».
Plusieurs problématiques sont ainsi pointées : celles de la déconstruction, complémentant la pensée d’Edward Said, concernant notamment la question d’un « orientalisme renversé » (Myriam Benraad), de la mainmise de la « stratégie commerciale » du marché de l’art « qui impose à son tour un certain discours plastique qui fait vendre » (Laggoune), de la quasi-invisibilité des femmes artistes non-occidentales sur la scène plastique mondiale. Par contre, N’Gone Fall, critique d’art, précise que les «revendications féministes (…) n’ont eu que peu d’impact sur l’Afrique ».
En visitant le MMVI, l’on découvre les productions des femmes qui emploient souvent le textuel (notons les écrits en arabe et en tamazigh), des phrases brodées ou inscrites en façades, des schématisations (les signes revisités de l’artisanat traditionnel), l’abstraction (la non-figuration, peut-être issue de l’interdit posé par le Décalogue, dont l’islam a hérité, dans lequel le judaïsme rompt avec l’habitude établie jusque-là de représenter les dieux, aussi bien dans la peinture que la sculpture).
L’aspect documentaire domine la photographie, la vidéographie, le contexte politique et esthétique du monde arabe et africain, qui n’apparaît pas beaucoup dans la configuration des artistes occidentaux, qui montrent peu ces réalités-là. En effet, un pan entier des univers nord-africains et subsahariens sont pratiquement gommés de la représentation dominante des manifestations d’art contemporain.
Au fur et à mesure de la lecture du programme de la biennale, je m’aperçois de l’hybridité des formes, des techniques mixtes, des initiatives poétiques et d’autres, plus conceptuelles. Des appositions libres de peinture, à la manière de Supports/Surfaces, de Diana Al-Hadid, jouxtent des broderies, des matières textiles puisant à la source de la tapisserie, du tissage, comme chez Amina Agueznay ou Ghada Amer, qui en détournent les motifs coutumiers. Le cube (initialement, le mot Ka’ba, en arabe كعبة, désigne n’importe quel édifice de forme cubique) dont celui de Black Square, les carrés grillagés liés aux prisons de Anila Rubiku, les voilures, le tatouage, les moucharabiehs, (de l’arabe Machrabiya مشربية), enveloppent ou dissimulent les corps féminins offerts-cachés du groupe Émouvance des Émouvants.
Chez Zaha Hadid, la courbe chère aux bâtiments de l’Orient tient une place prépondérante — bulbes, coupoles à tambour sur pendentifs ou coupole sur pendentifs, autant de seins, de galbes, de bombements… L’individu, tantôt parmi un groupe, ou encadré par un autre corps, plus répressif (de militaires, de policiers) — le travail de Clarisse Hahn -, des personnages en pied ou en plans américains, sont photographiés, ou peints frontalement, dans une profondeur de champ réduite, anonymes et pourtant reconnaissables à leurs vêtements — textiles africains, robes kabyles des prises de vue de Nedjai Zakaria -, un haïk orné du croissant et de l’étoile rouges flashés par Saci Lazhari, lors des manifestations de 2019, remémorant les premiers jours de l’indépendance de l’Algérie en 1962. J’apprécie également l’approche de Tala Hadid, qui magnifie la peau mate et la chevelure brune de ses modèles.
Je constate la prépondérance du bris, du fragment, d’un sentiment nostalgique qui se dégage des œuvres, comme si toutes ces artistes se faisaient archéologues d’un monde fracassé, qui résulte de l’anéantissement dû aux guerres et aux occupations des territoires, où le savoir-faire coutumier est remplacé par des objets manufacturés à l’identique. Les œuvres éphémères occupent un terrain important, par exemple chez DAAR, qui témoigne de « la condition ambiguë des réfugiés », ou avec le tracé infime sur un mur, dans un vide structurel blanc, neutralité du white cube.
Les artistes tentent, me semble-t-il, de reconstituer une identité propre, mise en péril par le déracinement, l’exil familial. Il y a à la fois mise à distance des problématiques des pays décolonisés et une implication contestataire, comme dans les installations et les films de Hania Hadjer Chabane et d’Habiba Djahnine.
Je suis réceptive à l’acte pictural de Nadia Bentouta, à ses références savantes dans un décor décalé, à la facture humaniste d’Amina Rezki, à la fraîcheur diaprée de Samir Iramo, du Street Art, et aux lavis évanescents de Amal Kenawy. Le médium peint, le répertoire figuratif ou abstrait, ou encore minimaliste, le dessin, sont réinvestis actuellement par une jeune génération sortant des beaux-arts, ce qui me touche personnellement, en tant que praticienne des arts visuels. Des dispositifs ovoïdes, des agencements géométriques, des volumes géodésiques sont préposés au sein d’espaces préservés — notamment dans l’admirable patio andalou du musée des Oudayas, cadre du spectacle chorégraphique de Bouchra Ouizguen.
À travers l’important choix d’œuvres de la biennale, je découvre des créatrices aux expressions composites, dont l’émouvante sculpture-installation de Natacha Mégard, à la fois un ksar en forme de pâtisserie, au milieu d’os tronçonnés, un édifice solitaire, synthétisant l’art naïf et l’ossuaire. Parmi les quelques plasticiens masculins, je remarque M’Barek Bouhchichi qui traite de la racialisation, au moyen d’harmonieux tableaux dans lesquels des visages du peuple afro-marocain émergent d’un sable doré, d’une pâte onctueuse un peu inquiétante, tels des sables mouvants qui garderaient l’empreinte « d’un peuple noir victime depuis la nuit des temps de différentes formes de ségrégation ». De même, Milumbe Haimbe, par le biais du graphisme, de la bande dessinée, s’attaque aux questions de genre et des minorités.
Dans le contexte historique et culturel du XXIème siècle, l’ensemble des réalisations de cette biennale structure une linéarité en raison de filiations, de liens qui unissent les initiatrices des œuvres exposées. Je relève la liberté d’inspiration de Majida Khattari, la profondeur et l’inquiétude chez Bahïa Bencheikh-El-Fegoun, la fascination des figures robotiques, vidées de leurs yeux, de Maria Karim et la transposition de mythes antiques par Mouna Jemal Siala.
En attendant que les liseuses et les liseurs acquièrent cette publication minutieuse, je laisse les paroles finales à Abdelkader Damani, qui pointe la situation des « femmes que nos sociétés transforment consciemment et inconsciemment en réceptacles de nos plus profondes cruautés », et à celle de Nadia Essalmi, comme en réponse : « J’ai enfin libéré mon corps de ces bâches noires et de ces chaînes rouillés ».
yasmina mahdi
Un instant avant le monde – Catalogue de la première biennale d’art contemporain féminine de Rabat, éd. Kulte, janv. 2021, textes trilingues (français, anglais, arabe) — 40,00 €.