Clarice Lispector, L’Heure de l’étoile

Le rire de la mort

L’Heure de l’étoile, le der­nier livre de Cla­rice Lis­pec­tor paru de son vivant, com­porte 12 sous-titres, donc avec le titre, 13 occur­rences. Ainsi, le chiffre 13, celui du Mem de l’alphabet hébreu ou celui de la carte du Tarot qui repré­sente la mort — sauf dans le Tarot de Mar­seille où le 13ème arcane signi­fie chas­ser les anciens sché­mas pour une renais­sance — prend sens.
Quant au chiffre 12, il est un nombre saint. Cla­rice Lis­pec­tor aborde ici la ques­tion du corps par l’évocation des sens. L’auteur fic­tif (un prête-nom mas­cu­lin), éla­bore pro­gres­si­ve­ment la situa­tion de ce roman court, confiné dans une atmo­sphère oppres­sante, où lui par­viennent les sons d’un vio­lon joué par un men­diant quasi-mort-vivant. Une voix d’homme com­mence « cette his­toire (…) vraie, quoiqu’inventée », d’une « Nor­des­tine.
La lit­té­ra­ture dès lors s’installe dans les som­mets de la pen­sée. Tout en bas le peuple est sou­mis aux « faits bruts, les faits durs comme pierres » de la misère, de l’ignorance, de l’exploitation, de la pros­ti­tu­tion, dans un silence proche du néant.

L’écri­ture est-elle alors consti­tuée d’ordure trans­for­mée en joyau ? C’est ce que semble confir­mer C.L. : « il n’est pas facile d’écrire. C’est aussi dur que de cas­ser des cailloux (…) [de] cher­cher à tâtons l’invisible dans sa propre fange ».
« Des anges vol­tigent tels de trans­pa­rentes guêpes autour de ma tête fié­vreuse », donne l’image splen­dide de l’inspiration.

La créa­tion advient dans la soli­tude, le dépouille­ment, l’insomnie, l’acharnement, les larmes et le rire. Le nar­ra­teur « fati­gué et mal rasé », vieillis­sant, façonne, tel Pyg­ma­lion, non pas une déesse par­faite mais une jeune fille sous-alimentée, naïve, pudique, hon­teuse.
Ce récit est à double entrée, une écri­ture en train de se faire, autant qu’une écri­ture pré­mé­di­tée.
L’écrivain plonge dans un état par­ti­cu­lier, se condi­tionne, pro­met de « [s’]abs­te­nir de faire l’amour, comme de [se] pri­ver de foot et de tout contact avec autrui ». Il féconde par par­thé­no­gé­nèse « la jeune fille [qui] vit dans les limbes » ; une gros­sesse désirée.

Une fois née, deve­nue ado­les­cente, elle res­semble plus à Cen­drillon — la souillon dans son âtre -, qu’à Ophé­lie, la nymphe, la naïade, la femme-narcisse. Qu’est-ce qui pousse le let­tré à se pen­cher sur l’illettrée, une ombre sans reflet telle une vam­pire ?
Il est clair que l’on ne choi­sit pas sa des­ti­née ; soit l’on est vampirisé(e), soit l’on vam­pi­rise, et l’on se damne.
Ravau­der est sans doute la seule acti­vité com­mune entre l’écrivain, qui ras­semble des pièces tex­tuelles, et la pau­vresse, la jeune fille du sertão, qua­li­fiée jus­te­ment de « ravau­deuse », qui rape­tasse et ajuste de vieux vêtements.

Par contre, l’état d’esprit de l’écrivain se rap­proche de l’« état de grâce » d’un cœur simple, d’une demoi­selle vierge et blanche comme la page.  La pein­ture de l’ingénue est bou­le­ver­sante, son unique jouis­sance étant de boire un peu de café soluble, elle qui néan­moins a sa part de « nuages blancs (…) [de] ciel bleu [tout comme] Dieu ».
Nor­des­tine, souillon, créa­ture du « sertão d’Alagoas » et mille fois pathétique.

Le sertão fut la pre­mière terre colo­ni­sée par les Por­tu­gais, où ont été éla­bo­rées les trois figures mythiques majeures du Bré­sil : le reti­rante, expulsé vers le lit­to­ral et le sud indus­tria­lisé, le can­ga­ceiro qui prône le ban­di­tisme révo­lu­tion­naire, et le beato, lea­der mes­sia­nique sub­ju­guant les vic­times d’un sys­tème for­te­ment inéga­li­taire.
Être tri­bu­taire d’une des­ti­née, d’un contexte social et éco­no­mique pré­dé­ter­miné, engendre « l’hérédité » dont parle C. Lis­pec­tor, un lourd tri­but à payer, dépen­dant de la géné­tique, du milieu fami­lial, ici, mal­for­ma­tions phy­sio­lo­giques, sous-alimentation, mau­vais trai­te­ments depuis l’enfance.

Esqui­ver les coups, les igno­rer, a per­mis à la « vic­time de la lourde héré­dité » de cet état du nord du Bré­sil,  de sur­vivre, mal­gré de dures séquelles.
Dans le roman, les femmes sont majo­ri­taires ainsi que les insignes propres à la « fémi­nité » — la rose, la pou­pée, les anglaises dans les che­veux, la crème de beauté, les « fluides voiles de blanches mariées », le rêve du prince char­mant, etc.

Ce court roman est dépouillé, ascé­tique, cruel de vérisme mais brillant d’une lueur, d’une flamme minus­cule, d’une étoile pro­tec­trice. Le « je » de C.L. se déplace de façon ambi­guë vers un « je » mas­cu­lin qui regarde en sur­plomb une « elle », à qui « il lui arri­vait par­fois de s’offrir une rose, après avoir tou­ché son salaire ».
Rele­vons ce bel hom­mage éro­ti­sant aux filles du peuple : « Pâle fan­tôme (…) telle une rose d’une folle mais mor­telle beauté : pâle et mor­telle » ; une dédi­cace empreinte de mor­bi­dité bau­de­lai­rienne. La nécro­phi­lie n’est pas absente de ce trouble, de cette admi­ra­tion macabre à tra­vers les­quels l’auteur(e) déterre « l’anonyme fille en ques­tion (…) assez archaïque pour être un per­son­nage biblique (…) Encore en herbe ». Qui existe à peine, pros­trée dans un état somnambulique.

L’écrivain(e)-magicien(nne), dans ce trouble de l’identité, en inven­tant sa créa­ture fémi­nine, se per­met de la mal­trai­ter, de l’insulter, « cette racaille rêvas­seuse », emprun­tant en cela les qua­li­fi­ca­tifs mépri­sants des petits patrons. Cette « dac­tylo », qui se fait appe­ler Mac­ca­bée, est fas­ci­née par l’uniforme mili­taire.
Des aspects reli­gieux tré­filent les états de conscience morale concer­nant « les pauvres en esprit (…) les affli­gés (…) les doux (…)les affa­més et assoif­fés de la jus­tice (…) les misé­ri­cor­dieux (…) les cœurs purs (…) les per­sé­cu­tés » qui obtien­dront « bon­heur, conso­la­tion et misé­ri­corde » (Béa­ti­tudes, Mat­thieu) ; ce qui, pour les textes juifs (retrou­vés à Qum­ran) se tra­duira par « Bien­heu­reux ceux qui ont l’esprit de pau­vreté ».

L’Heure de l’étoile est un texte édi­fiant, com­pas­sion­nel. Hélas, entre les pauvres, il ne se trouve point d’aide, seuls les sen­ti­ments cupides triomphent.
Non­obs­tant, la jus­tice de la durée ter­restre reste iden­tique pour toutes et tous, car « impla­cable [est] la grande hor­loge pro­gres­sant dans le temps ».

À tra­vers une crise exis­ten­tielle tra­ver­sée par l’auteur(e), la liberté n’est qu’un leurre, un mirage, point constaté sur la jeune per­sonne (qui n’est per­sonne). L’auteur fic­tif (à la santé rui­née ?) se revêt de plu­sieurs peaux, pénètre ainsi les pre­miers émois d’une ado­les­cente égro­tante.
Mac­ca­bée bégaie, bal­bu­tie, vagit dans d’incessantes venues au monde, cycles de ges­ta­tion et expul­sions fœtales jusqu’à par­ve­nir à « une extase ines­pé­rée ».
À la moi­tié du roman, C.L. adopte le ton d’une tele­no­vela qu’elle sub­ver­tit quand une effi­gie du Jour des morts s’immisce dans la romance à l’eau de rose, et quand la bru­ta­lité du pré­ten­dant s’avère odieuse. Il ne s’agit pas de juger ces per­son­nages qui ne pos­sèdent que des rêves sté­réo­ty­pés pour lut­ter contre l’adversité de leur sort. Or, Mac­ca­bée sent confu­sé­ment sa détresse et tente comme elle le peut d’y échapper.

Les types issus du mélange des peuples du Bré­sil sont cam­pés avec une extra­or­di­naire sen­si­bi­lité, de la blanche souf­fre­teuse au petit voyou « bronzé  (…) fra­gile petit mâle » qui la rudoie, à la « mulâ­tresse [aux] che­veux cré­pus (…) car­ré­ment jaune d’œuf » ainsi que la pré­fé­rence machiste pour « une blonde (…) fût-elle oxy­gé­née » — arché­type popu­la­risé par des rôles d’actrices, comme ceux tenus par Mari­lyn Mon­roe. Le coq revient à plu­sieurs reprises, d’abord, chan­tant à l’aube puis comme allé­go­rie de la tra­hi­son.
L’auteur(e) agite les fils du des­tin de ses marion­nettes inno­centes. Lis­pec­tor s’angoisse de la non-existence de cette rosière acca­blée, affa­mée, malade — un double pos­sible ? — dont la trace s’efface peu à peu.

Macca­bée est une homo­pho­nie de la réfé­rence biblique de la révolte des Juifs pieux contre la dynas­tie grecque des Séleu­cides et encore de celle de la mac­cha­bée (de la dépouille). C.L. déve­loppe une véri­table étude eth­no­gra­phique qui laisse voir le goût baroque pour les ex-voto, les super­sti­tions popu­laires, les rituels de pos­ses­sion en pro­ve­nance des ancêtres afri­cains, l’exorcisme, le tout addi­tionné de culte catho­lique saint-sulpicien.
Une prière jaillit du roman, conglo­bant la foi en la lumière de l’étoile de David, une espé­rance, une sanc­ti­fi­ca­tion et le rire de la mort au « goût suave, glacé et violent, qui vous hérisse comme l’amour. Serait-ce la grâce que vous dénom­mez Dieu ? ».

La post­face du fils de Cla­rice Lis­pec­tor, Paulo Gur­gel Valente, ajoute un éclai­rage indé­niable à la rédac­tion de L’Heure de l’étoile, en plein coup d’état de 1964.
L’Heure de l’étoile a fait l’objet d’un film réa­lisé par Suzanna Ama­ral en 1985, et La Pas­sion selon G.H. sera adapté par Luis Fer­nando Car­valho fin 2020.

yas­mina mahdi

Cla­rice Lis­pec­tor,  L’Heure de l’étoile, trad. par Mar­gue­rite Wün­scher, relu par Syl­vie Duras­tanti, éd. des femmes–Antoi­nette Fouque, 2020.

 

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