Loin de tous clafoutis mystiques comme de la raideur empesée, Camille Laurens offre sans doute le meilleur de ses livres. Dès la présentation, le cadre est mis : ” FILLE, nom féminin. 1. Personne de sexe féminin considérée par rapport à son père, à sa mère. 2. Enfant de sexe féminin. 3. (Vieilli.) Femme non mariée. 4. Prostituée.”
Chose faite, la romancière entre dans la vie de son héroïne : Laurence Barraqué. Elle grandit avec sa sœur dans les années 1960 à Rouen. «Vous avez des enfants ? demande-t-on à son père. – Non, j’ai deux filles», répond-il. Et tout le livre est dans le même esprit.
Naître garçon aurait sans doute donner des prérogatives et faciliter les choses. “Un garçon, c’est toujours mieux qu’une garce”.
Mais Laurence ne s’arrête pas en si bon chemin. Elle devient mère dans les années 1990. Être une fille, avoir une fille : rien n’est simple. Et sans que tout se complique. L’héroïne se demande : comment faire ? Que transmettre ?
Dans une maturité d’écriture rare, Camille Laurens atteint et restitue les mouvements intimes de son héroïne aux prises avec les mutations sociales. Elle met en lumière l’importance des mots dans la construction d’une vie. Une de ses aînées avec Les mots pour le dire avait esquissé un tel saut mais l’auteure est plus convaincante.
Le lecteur boit du petit lait (maternel) et se trouve face à ses propres contradictions inhérentes à une société machiste et tous les archétypes que les hommes ont inventés de peur de n’être qu’un souffle provisoire, un courant d’air et ce, de leur boîte crânienne aux orteils.
Camille Laurens joue des signes qu’elle débauche ou incise pour doper l’esprit en des images autres que votives. Elle les transforme en gouffre instrumental où les hommes peuvent aller puiser les illusions de leurs élections univoques. Ce qui les envoûtait ou les faisait rois, l’auteure s’en amuse et le brise. Sa création s’ouvre sur un espace aussi interne que propre à un extime original.
Pour faire vivre son héroïne, elle lui donne un autre corps de mots. Ils sont sans doute plus innocents que ceux que la société éructe mais qui arrêtent tout fluide. Des êtres se réveillent. Ils ne dorment plus dans les mots des autres et qui ont germé au sein de l’idéologie du théâtre d’un grand guignol.
Celui de l’auteure propose est plus sérieux qu’il n’y paraît.
La romancière n’a pas besoin de s’expliquer. Elle touille la pâte du ventre ensemencé : du bric-à-brac battu se crée un brouhaha anthropomorphique.
Elle a ainsi toujours un coup, un cran d’avance. Que demander de plus que cet envoûtement jouissif et subversif ?
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jean-paul gavard-perret
Camille Laurens, Fille, Gallimard, coll. Blanche, Paris, 2020, 240 p. — 19,50 €. Parution le 20 août 2020.