Yasmina Mahdi, Les spirales du temps : à propos de “La Jetée” de Chris Marker

Les spi­rales du temps

à pro­pos de La Jetée

Le moyen métrage (29 mn) de Chris Mar­ker (1921–2012), La Jetée (1961–1962), un « Photo-Roman » (Yvonne Baby, Le Monde, 4 déc. 1963), se com­pose de blocs d’images fixes — de pho­to­grammes -, bou­le­ver­sant la caté­go­rie du conti­nuum ciné­ma­to­gra­phique tra­di­tion­nel.
Des per­son­nages sans nom gra­vitent en se décen­trant, en se désaxant (per­son­nages désaxés, lit­té­ra­le­ment sor­tis de leur axe), en quête d’un point essen­tiel et d’une recognition.

A ce sujet, citons Merleau-Ponty : « La repro­duc­tion pré­sup­pose la récog­ni­tion, elle ne peut être com­prise comme telle que si j’ai d’abord une sorte de contact direct avec le passé en son lieu. » (La phéno­mé­no­lo­gie de la per­cep­tion, NRF, Gal­li­mard, 1945, p. 473). Sin­gu­la­rité de La Jetée, la mémoire y est dési­gnée comme unique issue de la sur­vie de l’humanité, un coffre-fort, une réserve, un objet en soi.
Le seul plan animé est celui de la femme qui s’éveille (Hélène Cha­te­lain), un hom­mage à Dziga Ver­tov (1896–1954), arti­san russe du « cinéma-vérité ».

La mémoire du pro­ta­go­niste de ce film d’anticipation est res­ti­tuée à l’écran, par à-coups, par des séquences de rêve, sans liens appa­rents, consti­tuées de traces de l’existence sur Terre, avec une série de pho­to­gra­phies d’un temps de paix où « de vrais enfants, de vrais oiseaux, de vrais chats, de vraies tombes » sont cap­tés dans un pré­sent res­ti­tué et récon­for­tant.
Ce « ciné-roman », un col­lage de rectangles-images en noir et blanc, com­mence d’une manière vio­lente. Un homme, inter­prété par l’acteur Davos Hanich, dont le récit dié­gé­tique est porté par une voix off, celle du réci­tant, Jean Negroni, est fait pri­son­nier, ligoté, mas­qué. Ce n’est qu’au prix de tor­tures insup­por­tables infli­gées par des scien­ti­fiques froids (en vérité des bour­reaux), du paroxysme de la souf­france que vont avoir lieu des voyages cosmographiques.

Cette situa­tion infer­nale, dont on ne réchappe pas, va pro­vo­quer d’improbables retrou­vailles dans un temps immé­mo­rial, celui d’avant la guerre, temps confondu et pro­vo­qué par les heures réelles de tor­ture. Curieu­se­ment, l’instrument de mesure tem­po­rel est celui du cer­veau d’un homme. Davos Hanich devient alors un spé­ci­men, sou­mis, subis­sant une sorte de test au sérum de vérité (injec­tion de sco­po­la­mine) lors d’interrogatoires et de séances d’électrochocs.
Des moments divers se téles­copent pour fina­le­ment ne char­rier que des micro-événements conçus comme des micro-séquences.

Rappe­lons que le film se situe dans le temps étrange d’un après la des­truc­tion com­plète de Paris lors de l’éclatement d’une troi­sième guerre mon­diale, où des images récur­rentes hantent Davos Hanich : « le soleil fixe, le décor planté au bout de la jetée, et un visage de femme ». Il ne sub­siste que quelques sur­vi­vants, en errance ou deve­nus fous.
En 1960 régnait la grande peur de la guerre nucléaire, de la bombe ato­mique, des êtres humains conta­mi­nés par irra­dia­tion, de la dés­in­té­gra­tion du monde. L’élément le plus per­tur­ba­teur du film de Mar­ker est le brouillage du temps, un uni­vers sans repère, sans passé, sans ave­nir – une sorte de trou noir en spirales.

Si les morts pos­sé­daient une conscience, ce serait peut-être là la défi­ni­tion de leur nou­velle appré­hen­sion de l’existence, maté­ria­li­sée par rami­fi­ca­tions, trans­ferts men­taux à par­tir d’un corps inerte. L’espace-temps aboli pro­voque la venue d’un étrange arrière-monde convo­qué sur le même plan que le passé et le futur.
Des couches spatio-temporelles se super­posent phé­no­mé­no­lo­gi­que­ment. Cet homme ano­nyme, Davos Hanich, mais choisi entre tous, en butte à « la seule image du temps de paix à tra­vers le temps de guerre », se trouve en liai­son télé­pa­thique avec des mor­ceaux du « temps de paix ».  Cette explo­sion ato­mique, une espèce de Big Bang, a nivelé l’espace, pro­duit un « temps gelé » (idem, Yvonne Baby), en forme de boucle de Möbius.

À l’instar des récentes théo­ries, l’astrophysique nous ins­truit du Big Bang, soit en le conce­vant comme un pas­sage cos­mo­lo­gique de la conser­va­tion de la matière (hypo­thèse a priori la plus réa­liste) et de sa dilu­tion à un mou­ve­ment d’expansion, auquel cas, l’univers aurait été plus dense par le passé ; soit, à l’inverse, comme une expan­sion qui se serait accom­pa­gnée d’une créa­tion ou d’une dis­pa­ri­tion de la matière qui pro­dui­rait un uni­vers sta­tion­naire.
Dans ce second cadre, l’hypothèse la plus esthé­tique est d’imaginer un phé­no­mène de créa­tion conti­nue de matière contre­ba­lan­çant exac­te­ment sa dilu­tion par l’expansion. Un tel uni­vers se trou­ve­rait sta­tion­naire. Dans La Jetée, la lumière, Fiat Lux, après l’anéantissement de la pla­nète, rejaillit sous l’impulsion de la ren­contre entre l’ancien com­bat­tant « mar­qué par une image d’enfance » et d’une jeune femme énig­ma­tique (Hélène Chatelain).

À par­tir de l’horizontalité du sujet séques­tré, lequel est allongé sur un lit de tor­ture, le spec­ta­teur va navi­guer, par flashes, depuis « la grande jetée d’Orly », lieu de pro­me­nade domi­ni­cal, jusqu’au téles­co­page de l’apparition fémi­nine, fluc­tuante, consti­tuant pro­gres­si­ve­ment un couple « sans sou­ve­nirs, sans pro­jets ».
La bar­rière du Temps vain­cue en un sens, va cepen­dant ins­tal­ler son veto. Le Temps se ferme et il ne sera plus pos­sible d’y péné­trer car l’expérience en est arri­vée à son terme et le pri­son­nier n’aura de solu­tion à l’énigme que ce visage aperçu dans l’enfance et éva­poré dans les spi­rales du temps.

La sidé­ra­tion du couple pren­dra fin lors de cette tra­ver­sée psy­cho­pompe. Ainsi, l’amour a pour corol­laire le kai­ros, ici un fou­droie­ment subit, une expé­rience sub­jec­tive pro­vo­quée du « fond des limbes », irré­mis­sible, entraî­nant le sujet vers la mort.
L’œuvre de Mar­ker trouve un écho dans ces belles phrases de Borges (Fic­tions), où « le pré­sent est indé­fini, le futur n’a de réa­lité qu’en tant qu’espoir pré­sent, le passé n’a de réa­lité qu’en tant que sou­ve­nir pré­sent ».

Yas­mina Mahdi

1 Comment

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One Response to Yasmina Mahdi, Les spirales du temps : à propos de “La Jetée” de Chris Marker

  1. Péchenart Jean

    Merci pour ce beau tra­vail. La Jetée est une oeuvre abso­lu­ment sin­gu­lière et inou­bliable que cet article m’a donné envie de revoir, pour y entrer un peu plus. J’avais été sen­sible à son mys­tère et à ce qui m’échappait, autant qu’à ce qui me par­lait une langue connue.
    Cer­tains diront peut-être que La Jetée a vieilli. Pour moi (ceci dit sous réserve de véri­fi­ca­tion en le revoyant) j’ai l’impression que (comme ses images à l’exception extra­or­di­naire d’une seule) non, La Jetée ne bouge pas. Moins sans doute que le reste du cinéma de Chris Mar­ker. C’est à discuter.

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