Le tome V de la correspondance de Nietzsche permet de préciser sa situation éditoriale et la question de la « communication » de ses écrits au moment de la fin de la rédaction d’ Ainsi parlait Zarathoustra. Le philosophe est en recherche de résonance et de disciples.
Ses livres — écrit-il — doivent “jouer le rôle d’hameçons (…) ou ils auront “manqué leur vocation”.
En 1886, il estime que lorsque Aurore et Le Gai Savoir seront imprimés, “quelque chose d’essentiel aura été accompli pour faciliter la compréhension de toute mon œuvre (et de ma personne). Et, de fait, on comprendra que quelqu’un qui se sera une fois “attaché” à moi ne pourra que poursuivre, étape par étape, son chemin en ma compagnie ».
L’époque est donc à l’espoir voire l’enthousiasme même si ça et là quelques doutes pointent.
Comme toujours, Nietzsche organise sa vie - à Nice ou ailleurs — “de façon très insulaire”. Ce qui n’est pas toutefois sans le contrarier : “Il semble que la majorité de mes anciens amis et connaissances ou bien ne veulent plus entendre parler de moi ou bien ne le peuvent pas – quoi qu’il en soit, ils se taisent.” Preuve que, malgré tout, la question de l’amitié reste centrale.
Pour l’illustrer, à l’époque il veut faire publier la fin de Zarathoustra “en 20 exemplaires, pour moi et mes amis, et avec tout le degré de discrétion nécessaire”. Il y aura de fait 40 exemplaires distribués par Nietzsche.
Celui qui se définit dans ce volume comme “poète-prophète” sait que ce livre sera son oeuvre majeure. Mais, au même moment, la santé du philosophe est déjà mauvaise : “de nombreux et étranges accès de mélancolie ont alourdi mon cœur, sans parler des maladies proprement dites. Mes yeux vont de mal en pis.“
Mais lorsqu’il aura achevé le quatrième livre d’Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche prévoit de renoncer à tout traités et discours : « Des traités, je n’en écris pas : ils sont bons pour les ânes et les lecteurs de revues : et des discours, tout aussi peu”. Il demeure donc prudent. Tout en menant un chemin périlleux.
Il ressent dès cette époque qu’il ne sera pas compris tout de suite : « Il est difficile de savoir qui je suis : attendons 100 ans : peut-être y aura-t-il d’ici là un connaisseur génial des âmes qui exhumera Monsieur F. N. ? “.
Certes, la correspondance ne remplace pas la lecture de l’oeuvre mais permet de mettre en exergue sa force et ses ambitions.
L’auteur précise qu’il n’existe “jusqu’à présent aucune preuve me permettant de penser qu’il pourrait y avoir quelqu’un capable de deviner et de ressentir à son tour l’état, la passion d’où jaillit une telle manière de penser”. La solitude est donc là.
Et ce jusqu’à la fin où elle sera encore plus irrémédiable — sa soeur faisant bonne garde dans le petit village de Sils-Maria.
jean-paul gavard-perret
Friedrich Nietzsche, Correspondance, tome V (Janvier 1885/Décembre 1886), trad. allemand Jean Lacoste, Gallimard, mars 2019, 368 p. — 29,00 €.