L’hélix sire
L’art peut l’escargot. S’il sort de sa coquille. Pour cette extraction, le passage par les irréguliers belges de la langue et de l’image reste une obligation. Pour autant, le Daily Bul ne joue pas le repli (dans une coquille belge) mais s’ouvre à tous les champs : on retrouvera donc ici Pierre Alechinsky qui a fait du gastéropode une figure récurrente, Jan Voss, Nadine Fiévet, les Balthazar, mais aussi des excentrés excentriques : Topor bien sûr, Ronald Searle, Maxime Godard ou le très oublié Folon.
L’escargot redessine le lieu de l’art et de la littérature de manière purement graphique (Alechinsky) ou discursive (Topor). Il différencie le travail du deuil et de la mélancolie de celui du comique et de la drôlerie. Il rappelle que l’homme est un gastéropode pour l’homme. Peindre, dessiner, écrire cet animal revient à inscrire le bestiaire invertébré qui nous habite en tant que larve. Cela sert aussi à tatouer ce que nous prenons pour notre soupente ou notre garde-manger mais qui n’est qu’une coquille vide.
Dur le la feuille (de salade bien sûr), l’escargot demeure donc fidèle à la condition humaine. Combien d’êtres figurent ne rien entendre ou ne cessent d’emporter sur leur dos leur maison lorsqu’ils feignent de se déplacer ? Combien d’autres se contentent de ramper en bavant ? Si bien que l’escargot décrypte notre infirmité. Il suffit que l’artiste soit lucide et que le poète ose les métamorphoses propres à illustrer ce qui nous affecte et nous grignote.
Rappelons aussi qu’avant même et après la peinture et la littérature, au début comme à la fin de la Terre, il y a eu et il y aura l’escargot. Nous restons donc moins élite qu’hélix parmi les hélix. Nous croyons les petits-gris et les vignerons ou autres bourgognes étrangers mais ils nous lient au peu que nous sommes. Il convient donc d’entrer dans leur colimaçon pour nous y débattre non sans ambiguïté et ce,même si nous l’ignorons.
Cueco, Jacques Lizène et les autres officiants du Daily Bul, incitent à préférer l’impureté de la présence gastéropode à la caserne de notre prétendue pureté. Ils font passer du paroxysme de l’idéal à un abîme animalier dont la coquille en volute est le signe d’une paradoxale énergie. Il ne cesse de nous aiguillonner de sa paisible germination. Il reste donc un repère figuratif et poétique majeur. Il fabrique une perspective que nous voulons ignorer et rampe vers le tronc de nos heures. Il est aussi notre mémoire puisque partout où il glisse, il laisse une trace, une hantise.
Dans son silence apparent, il appâte notre inconscient, le concentre pour percer sa peau à travers sa coquille. Il rappelle qu’on n’est rien, à personne. Personne n’est rien sinon à l’escargot. Notre paquet de viande et de nerfs n’est qu’une masse visqueuse. Et il n’est pas jusqu’à notre sexualité dans notre auto-suffisance à ressembler souvent à celle de l’hermaphrodite.
Comme lui nous demeurons tapis dans notre coquille. Pour nous en défendre, nous avons inventé le religieux et l’anthropomorphisme. Mais seul le gastéropode dans sa patience infinie reste le sens de notre moindre existence. Il nous ramène à l’état de mollusque à ventouses. Il éclaire de sa mollesse notre état pâteux.
Cela permet de suggérer ce qui fait notre débauche paisible, notre pusillanimité voire notre absence de vertu. Il prouve enfin que ce que nous pensons reste une erreur conforme. Peindre, dessiner l’escargot, revient donc à s’arracher à l’erreur mystique. Car ce qui habite l’être n’a rien à voir avec dieu sauf à penser que le gastéropode détient lui-même une spiritualité vagissante. Ou qu’il est un Narcisse mélancolique. Ce qui — il faut bien l’avouer — semble discutable.
jean-paul gavard-perret
Escargots à gogo : gastéropodes en mots et en images, coll. “Archives du Daily Bul”, Centre Daily Bul & Co., La Louvière (Belgique), 8,00 euros