Après avoir suivi un Master 2 d’Études Féminines et littéraires de Paris 8 (spécialité Esthétique et Cinéma), Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien, a obtenu le Diplôme national supérieur d’Arts plastiques des Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Codirectrice de la revue d’art et d’esthétique L’Hôte, elle a soutenu un sujet de thèse : La représentation du féminin (altération et fixation) dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache tout en oeuvrant pour les Expositions et Ateliers d’Art visuel /Collection FRAC Limousin. Rédactrice pour des revues en ligne : La Cause littéraire/Reflets du temps, elle collabore aussi aux revues papier : Parallèles et Croisées/Cahiers de la LCD.
Saisir la femme : femme de chair/femme de rêve
à propos de Violence et passion (Luchino Visconti)
Le film de Luchino Visconti di Modrone, comte de Lonate Pozzolo, Violence et passion (Gruppo di famiglia in un interno), réalisé en 1974, par bien des aspects, révolutionne les relations matrimoniales, le genre (en examinant les conditionnements hétérosexualité/homosexualité), en introduisant dans la diégèse des personnages transgressifs, aux mœurs considérées comme décadentes.
Le film est pratiquement tourné en huis clos, à l’intérieur du palais romain d’un professeur à retraite (Burt Lancaster). L’intrigue est étrange : une famille inconnue surgit brusquement dans l’intimité de la magnifique demeure, qu’elle convoite, jusqu’à parvenir à s’y installer, perturbant ainsi le quotidien d’un homme esseulé, professeur et collectionneur.
L’arrivée imprévue, intrusive, de Bianca Brumonti (Silvana Mangano), richissime épouse d’un industriel d’extrême droite, qui entretient un jeune éphèbe en âge d’être son fil, Konrad Hübel (Helmut Berger), de sa fille Lietta (Claudia Marsani) et du fiancé de celle-ci, Stefano (Stefano Patrizi), va interrompre la tranquille vie du professeur. Ce fracas disruptif va peu à peu le pousser dans ses retranchements intimes, bousculer sa routine, le sortir de sa léthargie.
Dans ce monde confiné, une sorte de cabinet de curiosité somptueux, que le professeur habite sans doute depuis très longtemps, l’entrée trépidante de l’insolente Bianca, manifeste une transgression — une infraction au code de la bienséance et des conventions bourgeoises. Belle, sur le qui-vive, émotive, Bianca Brumonti est présentée comme une extraordinaire fleur de serre, vénéneuse, unique, passionnée — voire le zoom sur son visage quand elle fume, élégamment. Parée de bijoux Bulgari, ceinte de fourrures Fendi, le corps svelte (et d’ailleurs, jamais découvert), mis en valeur dans des robes de haute couture, l’épouse-amante est, malgré son mariage raté, ses désillusions, bien vivante — une femme de chair.
Dotée d’une séduction rare, elle joue, exige, s’épanche, s’emporte, tour à tour. C’est donc par la femme de chair que le scandale arrive, en imposant un amant interlope, et une fille fraîche et délurée, qui couche aussi avec ce dernier. L’ambiguïté est levée sur la bisexualité de Konrad, les réflexions de Lietta et de Stefano le prouvent, en imaginant à son enterrement la présence de « toutes les putes de Rome (…) tous les arnaqueurs, les vendeurs de came, les maquereaux », ce à quoi ajoute Konrad, « et une délégation de pédés ».
Ce petit groupe capricieux et survolté transforme l’étage du palais en un cocon blanc, éblouissant, où se livrent les ébats sexuels des trois jeunes protagonistes. La femme de chair a engendré une fille incestueuse, s’est affranchie d’un époux odieux, un assassin fasciste « en liaison avec le crime organisé ». D’ailleurs, mère et fille se trouvent souvent dans le même plan, comme complémentaires l’une de l’autre, une double appartenance, un prolongement corporel, charnel – une consanguinité…
En contrepoint, la femme de rêve ressuscite à travers la mère du professeur (Dominique Sanda), une figure protectrice, inaltérable, adorée. Dès lors, la couleur se nuance de rose tendre lorsque, au cours d’une brève apparition, elle soulève sa voilette d’organdi et sourit. C’est une femme sacralisée qui revient hanter la mémoire, en vérité, de Luchino Visconti, une créature au-dessus des vulgarités, du commun, la mère adulée. Puis, c’est au tour de l’épouse défunte (Claudia Cardinale), de découvrir son visage, lui aussi masqué et entouré de gaze, le voile de la mariée.
Deux femmes rêvées, métaphysiques, surgissent d’outre-tombe, la nuit, dans la chambre du professeur, deux femmes désincarnées, perdues dans les limbes du souvenir, deux chimères aux chairs mortes, disparues à jamais. Elles se relèvent de leur linceul, ne révélant pas une chair corrompue mais une grande beauté physique. Ne serait-ce pas là les fantômes des aristocrates qui émergent des visions personnelles de Visconti, descendant d’une lignée prestigieuse, chagriné par leur perte irrémédiable ?
L’on pourrait qualifier la mère et l’épouse d’apparitions en off, dans un hors-champ du réel, alors qu’elles forment dans la diégèse, une espèce d’angélophanie. Quelque part, ces femmes glorifiées rejoignent les femmes présentes, bien en vie, Bianca et Lietta, la femme mûre et la jeune fille affranchie, peut-être des prolongations des libertines du 18ème siècle. Les hommes ne réchappent pas de cette aventure violente. Ni le lettré, célibataire sans enfant, ni le marginal (le fils de substitution), détruit, ni le fiancé, parti.
« L’être-femme » traverse le corps de Visconti, et l’hommage qu’il lui rend est teinté de mélancolie tragique. Bianca Brumonti repartira comme elle était venue, mystérieusement, et son impact n’aura fait que confirmer la morale de la fable : tout est précaire, mais tout recommence, indéfiniment.
L’artifice des décors, la recomposition d’un point de vue de Rome par le décorateur Mario Garbuglia juxtaposant la façade du palais Falconieri et la décoration du palais Madame, correspondent-ils au point de vue du cinéaste — une vue factice accueillant des femmes illusoires, qui mystifient aussi bien le spectateur que le cinéaste ?
Et c’est curieusement le personnage secondaire, la domestique, Erminia (Elvira Cortese), qui demeurera auprès du professeur, fidèle compagne de ses vieux jours, tenace et survivante des usages traditionnels.
Yasmina Mahdi
C’est une très belle sensation textuelle !
Visconti s’est emparé pour l’édifice de ce film magnifique de La maison de la vie de l’écrivain et collectionneur italien Mario Praz.
Bien à vous
Frédéric
Emparé, non. Inspiré oui, sûrement, pour le personnage du Professeur en «sosie» de Mario Praz (dixit Mario Praz lui-même) bien davantage que la maison elle-même. Tout ici a été reconstitué et tourné en studio, le film ayant été imaginé pour que Luchino Visconti puisse le diriger en personne, après son très grave accident cérébral.