« La laïcité repose tout entière sur la distinction pascalienne entre l’ordre des corps, l’ordre des esprits, et l’ordre de la charité ou de la sagesse » (A. Finkielkraut, 2015).
« Le principe de laïcité s’incarne en France dans la loi du 9 décembre 1905, loi de séparation des Églises et de l’État, texte si étroitement associé à l’idée républicaine qu’il apparaît comme un élément du patrimoine français. Elle repose sur un principe simple, selon lequel l’État respecte toutes les croyances et n’en reconnaît officiellement aucune. Il n’intervient pas plus dans la religion que la religion n’intervient dans le fonctionnement de l’État, principe illustré par la fameuse formule d’Aristide Briand : ‘L’État n’est ni religieux ni antireligieux, il est areligieux’. Au-delà des règles imposées par le législateur, la laïcité s’analyse ainsi comme un système de valeurs destiné à protéger la paix civile dans un pays à l’histoire jalonnée de graves conflits religieux » : ainsi Roseline Letteron, professeur de droit public à Sorbonne Université, définit-elle, dès les premiers mots de sa préface, la question qui a retenu l’attention des participants au colloque du 17 octobre 2017, et dont ce volume propose le recueil des actes.
Treize communications en tout pour proposer une vision englobante du principe de laïcité comme « construction historique, juridique et culturelle », pour en arriver à dresser d’emblée un constant : la laïcité a été, est et reste(ra) un combat.
Combat historique et républicain, d’abord : R. Letteron montre comment le concept de laïcité s’est peu à peu mis en place, tout en évoquant les diverses hypothèses de son émergence, possiblement déjà sous Aristote. Elle montre comment la révocation de l’Edit de Nantes en 1685 a marqué l’échec de la première tentative de laïcité en France.
Combat idéologique aussi, où le refus de la discrimination finit par induire des effets pervers, les milieux les plus religieux engageant contre elle une sorte de guerre d’usure : querelle scolaire de « l’école libre » sous les IVe et Ve Républiques, affaire des jeunes filles voilées au collège de Creil en 1989, revendications communautaires (menus hallal à la cantine, refus d’activités sportives mixtes), affaire du burkini sur les plages en 2016, manifestations de la « Manif pour tous », autant de refus de la loi au prétexte de valeurs religieuses…
Combat technique enfin, celui de la neutralité et de l’égalité : dans sa décision du 18 septembre 1986, le Conseil constitutionnel interdit que le service (public) soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions religieuses ou politiques du personnel ou des usagers. Mais les aumôniers militaires, par exemple, jouent un rôle précieux dans l’aide au commandement, notamment pour la gestion des personnels. Mais les contentieux sont abondants : affaire de la crèche Baby-Loup, affaire des municipalités implantant des crèches catholiques au moment de la Noël dans les locaux publics, dissimulation du visage dans l’espace public… Chaque décision de justice est en effet le fruit d’une revendication mettant en cause la laïcité, le plus souvent au nom du principe de non-discrimination, ce qui est un retournement paradoxal.
Cette « neutralité indifférente » de l’État, cet État « areligieux » sont aujourd’hui remis en cause : la laïcité est désormais perçue comme une atteinte à la liberté religieuse, pour en arriver à un combat entre systèmes juridiques : si l’Union Européenne se tient à l’abri du fait religieux (on se rappelle que la mention des « racines chrétiennes de l’Europe » a été régulièrement écartée des traités européens), la Cour Européenne des droits de l’homme laisse, elle, une marge d’autonomie aux États, ce qui permet à ces conflits de se développer, le plus évident étant celui qui oppose les sociétés ayant choisi un système de séparation des Églises et de l’État à celles qui l’ont ignoré, ou rejeté.
Il y a même un effet exactement inverse : l’un des intervenants montre qu’au moment où l’Europe vivait au XIXe s. une « révolution séculière », le monde arabo-musulman vivait un mouvement opposé de panislamisme, conduisant à réaffirmer la primauté du religieux dans la sphère publique.
Peu à peu se développe une vision de la laïcité du droit inspirée du monde anglo-saxon, et plus particulièrement américain. Mais là encore, le système diverge : alors qu’en France, la laïcité sert à protéger l’État contre les ingérences des religions, le système américain du « mur de séparation » (Th. Jefferson) vise à protéger les religions de l’ingérence de l’État, le rôle du Premier amendement étant, là comme ailleurs, de la plus grande importance.
C’est une finalité différente, qui conduit à étendre aussi largement que possible les droits des minorités religieuses, en recherchant des « accommodements raisonnables », qui cherchent à montrer que l’État ne témoigne d’aucune hostilité à l’égard d’une religion, quelle qu’elle soit.
Il y a ainsi un glissement de la neutralité de l’État à son absence d’hostilité, et il se retrouve au cœur du combat contre la construction du principe français de laïcité : le droit est mis en cause, et présenté comme discriminatoire, démarche qui incite à trouver des aménagements bien proches de ceux du système américain.
Le volume ici présenté est fort intéressant, et la diversité des communications offerte permettra de saisir les différentes facettes de la laïcité, et ses enjeux dans notre société française contemporaine, mais aussi dans sa dimension mondiale.
La forme française de la laïcité, destinée à garantir la paix religieuse, fait donc l’objet d’attaques multiples, directes ou plus diffuses, visant à réintroduire le religieux dans l’État. Même si elle permet la coexistence de toutes les religions, et que des projets comme « Aladin » (refus des extrémismes et fondamentalismes par la connaissance et les échanges culturels) se développent, reste à savoir si celle que Pierre Rosanvallon qualifiait de « spécificité irréductible du modèle politique français » restera longtemps « irréductible ».
yann-loic andre
Roseline Letteron (dir.), La Laïcité dans la tourmente, « Sorbonne Essais », Sorbonne Université Presses, Paris, 2019, 304 p. — 9,90 €.