Paul-Armand Gette : La flamme qui brûle dans le triangle de feu
P-A Gette prépare de manière la plus soigneuse ses photographies aux fruits inattendus et qui n’ont rien de pétrifiés. Idem pour ses dessins et ses textes apparemment – mais apparemment seulement – griffonnés. Il devient le parfait bouilleur de cru et aussi un sacré brouilleur de cartes tout en demeurant le photographe de la réflexion, de l’audace et de l’humour. Ce dernier n’exclut pas – au contraire – tout un cérémonial de transgression. A chaque époque de son œuvre très diversifiée, voire parfois opposée, l’artiste et l’écrivain propose un obstacle au pur jaillissement, à la jubilation prématurée auxquels inclinerait sa sensibilité romantique qu’il atténue par l’ironie de ses théâtralisations.
Dans son « toucher du modèle », la main glisse sous l’élastique d’un slip féminin et laisse apparaître le foisonnement d’une toison. Preuve que la fréquentation des nymphes et des déesses n’est pas de tout repos même si la cueillette des fraises en leur compagnie est un plaisir affolant. Gette a la courtoisie perverse et met ainsi la main à la « pâte »… afin — dit-il — d’ « apporter sa petite contribution à la mythologie et à l’art ». Toutefois, il s’extrait des histoires de famille des dieux antiques. Il préfère dériver sur les déesses par l’entremise de ses modèles mêmes et surtout lorsqu’il s’agit d’hypostasier la virginité de Diane et la fascination qu’elle engendre dans l’imaginaire de l’artiste. Chez lui la mythologie n’a rien de marmoréenne : elle est incarnée. La chair rose d’une fraise écrasée sur une peau très blanche à proximité de la toison la fait plus avenante que celle qui fut d’or.
Gette prend toujours soin de ne jamais trop élargir le champ de la vision et du « jeu ». Attentif, affable, drôle, scrupuleux, il reste radical dans son propos. Il met en présence du corps, du désir mais en le détournant ou plutôt en déroutant notre regard. Léonor Fini ne s’y est pas trompée. Elle fut une des premières à reconnaître et défendre ce travail iconoclaste. Gette force en effet à regarder d’une manière nouvelle la femme et à considérer différemment l’érotisme. Il la fait glisser du léché vers quelque chose de plus cru sans pour autant basculer dans la pornographie ou à l’inverse vers une sorte de révulsion angoissée des gouffres féminins.
Il s’agit moins de faire comprendre comment « de » la déesse se manifeste à travers le modèle que de faire sentir des visions que ne renierait pas un Pierre Klossowski. Sous la robe noire remontée bien au-dessus des cuisses de sa Laurence surgissent en bijoux sacrés des herbes séchées et des mousses qui se mêlent à la pilosité pubienne. Elle se veut le symbole farfelu et détourné de Diane en sa chasteté naturelle.
Il y a donc là une voie étrange à la méditation de l’artiste. Chaque fois qu’il s’y enfonce, son regard pénètre un pubis couvert-découvert. Le sexe désiré l’est peut-être parce qu’il est désirant et l’artiste semble lui-même l’exciter en bravant l’interdit de sa chasteté réelle ou supposée. Toutefois, le photographe et qui plus est le voyeur ne sont pas à l’abri de certaines rigueurs du modèle lui-même. Elle semble protéger son intimité de ce qu’elle possède de plus secret.
Il faut donc autant se méfier du photographe que de son modèle. Mais le premier fait du sexe de la seconde l’icône sur lequel il veille en y mettant la main au besoin. Sexe et image s’anéantissent d’abord l’un l’autre avant qu’une fusion s’opère au niveau des racines — de l’orifice comme des mousses qui le caviardent. Gette ne propose pas l’élimination de la référence du monde visible mais il fait encore mieux : il le surcharge d’un leurre pour ouvrir à un espace pictural « vierge » propice à ses métamorphoses et à ces noces inespérées.
La photographie est délivrée de l’ivresse dionysiaque comme de quelque aveugle dictée instinctive. Le modèle, par sa nature de déesse semble imposer sa propre loi. Et ce n’est pas par hasard si l’artiste nomme « gothiques » ses modèles traités de manière très proche d’un tableau vivant (là encore Klossowski n’est pas loin !) à contempler avidement : « La vision exige que je dise tout ce que me donne la vision et tout ce que je trouve dans la vision » écrit l’artiste.
Néanmoins, cette vision est suspendue en une pratique artistique toujours reconduite à l’intérieur d’un même dispositif. Comme Klossowski écrivit sous le sceau de sa Roberte, Paul-Armand Gette fait une œuvre devant celui de son modèle, de sa Laurence. Elle feint la virginité du sexe divin d’une nymphe. Et son désir paraît presque (le presque est important) passé sous et au silence sous le mont de Vénus masqué. Mais il se peut que le modèle se parjure…
La prise de vue du sexe féminin, la liberté de l’arabesque, le déploiement orageux des formes ne doivent pas faire (ou plutôt donner) illusion au voyeur. Le travail de Gette consiste à donner un corps, une durée et une profondeur à l’épure d’un conflit que le sexe suffit à mettre au jour dans la science des variations et des oppositions mineures et des greffes successives. Elles créent une contradiction fondamentale et féconde au sein d’une symphonie plastique et chromatique.
L’image du sexe elle-même est donc un piège. Avec un vocabulaire de triangles connotés, Gette dérive vers d’imprévisibles combinaisons que l’espace autonome de la photographie provoque. Mais l’affectivité et le monde imaginaire de l’artiste comme du regardeur l’influencent, le fécondent et le multiplient en diverses germinations. La simplification géométrique de la triangulation pubienne est donc débordée par la vigueur et l’originalité du langage plastique. Il trouve des possibilités illimitées de fugues et variations. Elles peuvent mener vers le dévoilement final d’un principe unitaire, vers cette simplicité du mystère dont toute œuvre d’art doit manifester la présence. Plus particulièrement là où la flamme brûle dans le triangle de glace d’un jardin paradoxal et premier.
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jean-paul gavard-perret
Paul-Armand Gette, Ma propension au débordement , Editions Tarabuste, Saint Benoît du Sault