Daniel de Montplaisir, Histoire du Canada : biographie d’une nation

« A mari usque ad mare »

Pour mes cou­sines de l’ « Autre bord » : Diane, Julie, Jo-Anne (à l’Université de Cal­gary), et tous les leurs

De la France, on a géné­ra­le­ment du Canada une vision réduc­trice et par­cel­laire : la par­tie qui en émerge le plus sou­vent à nos yeux – le Qué­bec –, un accent remar­quable qui nous ramène aux pre­miers temps du fran­çais, ou bien un folk­lore de chan­teurs – Félix Leclerc, Robert Char­le­bois, Linda Lemay, Roch Voi­sine, Garou, Céline Dion (pardonnez-moi cette asso­cia­tion auda­cieuse…) – ou un emblème, la feuille d’érable, ou encore le sirop ejus­dem farinæ, des forêts à perte de vue joli­ment colo­rées à l’automne, des lacs, des éten­dues enneigées…

Mais force est de recon­naître qu’à part ces cli­chés, nous ne connais­sons presque rien à l’autre grand de l’Amérique du Nord. C’est pour­quoi Daniel de Mont­plai­sir se pro­pose de faire vivre l’histoire de ce pays comme celle d’une per­sonne (« bio­gra­phie d’une nation »), afin de resi­tuer l’histoire du Canada dans un aspect vivant, et non comme une antienne de faits clas­sés chronologiquement.

Daniel de Mont­plai­sir, his­to­rien, est l’auteur de nom­breux ouvrages, majo­ri­tai­re­ment consa­crés à la monar­chie fran­çaise dont, récem­ment, Le Comte de Cham­bord, der­nier roi de France et Charles X (en col­la­bo­ra­tion avec Jean-Paul Clé­ment), et réside au Canada, qui a pour devise « A mari usque ad mare » (com­pre­nez à peu près « de la mer jusqu’à la mer »).
Par son ampleur, le Canada déroute, étonne : deuxième pays du monde par la super­fi­cie, dixième puis­sance éco­no­mique alors qu’il est peu­plé seule­ment de trente-sept mil­lions d’habitants, atta­ché à la fois à ses racines amé­ri­caines et euro­péennes, c’est sou­vent que ce pays fait figure d’Etat modèle en matière de liber­tés publiques, de droits humains, de démo­cra­tie, de res­pect de l’environnement ou de pré­ser­va­tion de la paix.

Pour­tant, c’est là le para­doxe, le Canada s’est bâti à coups de conflits eth­niques, de guerres étran­gères, de ten­ta­tions sépa­ra­tistes ; mais il a su rapi­de­ment prendre sa place parmi les nations impor­tantes, sans doute animé par l’esprit pion­nier de ses pre­mières décen­nies, celui des Car­tier, Cham­plain, Mont­calm…
Après un avant-propos rela­tant les cir­cons­tances d’écriture de ce livre, et un pro­logue his­to­rique mon­trant com­ment le Canada fait sou­dai­ne­ment irrup­tion dans le pay­sage men­tal fran­çais sous le règne de Fran­çois Ier après un long temps de dés­in­té­rêt pour les expé­di­tions mari­times, l’ouvrage est divisé en cinq grandes par­ties : « Au temps des décou­vertes », « Gran­deurs et misères de la Nouvelle-France », « D’une colo­ni­sa­tion à l’autre », « Dés­union, union, réunion », « Entrée sur la scène mondiale ».

La pre­mière par­tie, « Au temps des décou­vertes », part de la Pan­gée pour arri­ver au moment où, après un temps de conquête, puis d’alliance, le pou­voir va peu à peu se détour­ner de ces terres nou­vel­le­ment conquises, pour arri­ver au revi­re­ment sous Louis XIII : en 1625, une situa­tion cris­tal­lise quatre élé­ments : le rem­pla­ce­ment de Mont­mo­rency par Henri de Lévis, l’attention por­tée par Riche­lieu à ces « nou­velles » terres, l’établissement des Jésuites à Qué­bec, et la pré­sence des Anglais, eux aussi inté­res­sés.
La deuxième sec­tion s’intitule « Gran­deurs et misères de la Nouvelle-France ». L’auteur y relate d’abord la construc­tion du Canada fran­çais, son amé­na­ge­ment, par­tant d’une popu­la­tion très faible pour deve­nir une véri­table colo­nie de peu­ple­ment, notam­ment grâce aux « filles du roi » (voyez Manon Les­caut), qui n’étaient pas des pros­ti­tuées, loin s’en faut. Il étu­die aussi les deux conflits majeurs : autour de la Guerre de suc­ces­sion d’Espagne (1701–1714), dont les réper­cus­sions sur l’histoire de la Pro­vince sont grandes, et la Guerre de Sept Ans, appe­lée plu­tôt sous ces lati­tudes « Guerre de la conquête ».

« D’une colo­ni­sa­tion à l’autre » est la troi­sième par­tie : l’auteur montre com­ment le Canada passe de la France à l’Angleterre, d’abord admi­nis­tré comme ter­ri­toire occupé, puis peu à peu colo­nisé. L’aide de la France à la fin du XVIIIe siècle lui per­met­tra, avec ses alliés, de triom­pher de l’Angleterre, au prix cepen­dant d’une éton­nante vic­toire qui son­nera comme une défaite pour les Cana­diens, tra­his une deuxième fois par la France, dans leurs droits de pêche, leurs pri­vi­lèges com­mer­ciaux, et pour leur civi­li­sa­tion, sou­mise à une immi­gra­tion mas­sive non choi­sie, ce qui conte­nait en germe des ten­sions futures, et encore per­cep­tibles de nos jours.
L’auteur conclut par ces lignes, éton­nantes de réso­nances actuelles : « la ligne de frac­ture entre les des­cen­dants des colons de la Nouvelle-France, qui seuls étaient appe­lés Cana­diens, et les Anglais issus de la conquête de 1763, après avoir paru se résoudre dans les pre­miers temps du chan­ge­ment de métro­pole, s’était élar­gie avec l’immigration des vingt der­nières années », indui­sant une sorte de société à deux vitesses, en dépit d’un régime juri­dique offi­ciel­le­ment éga­li­taire pour tous les sujets de Sa Gra­cieuse Majesté.

La qua­trième sec­tion s’intitule « Dés­union, union, réunion » et cherche à mon­trer com­ment le Canada se construit, entre recherche d’une capi­tale, affron­te­ment entre patriotes et mon­dia­listes, entre conser­va­teurs et pro­gres­sistes, et notam­ment autour de la Guerre de Séces­sion. La cin­quième et der­nière par­tie (« Entrée sur la scène mon­diale ») prend le Canada de 1910 à nos jours.
Au début du XXe siècle, le pays est en plein déve­lop­pe­ment urbain, indus­triel et éco­no­mique ; mais des ten­sions sociales per­sistent. A la fin de la guerre, le Canada, dans le champ des vain­queurs, mais sans grande exi­gence mili­taire ni ter­ri­to­riale, se fait recon­naître comme nation impor­tante en deve­nant membre à part entière de la Société des Nations, ce qui lui per­met­tra de déve­lop­per une diplo­ma­tie contri­buant désor­mais à son exis­tence poli­tique sur la planète.

Les deux cha­pitres sui­vants s’intéressent à la vie éco­no­mique et poli­tique du pays dans l’entre-deux-guerres, en notant la pré­pon­dé­rance prise par les Etats-Unis, d’abord en matière com­mer­ciale, au détri­ment pro­gres­sif de la Grande-Bretagne. Le cha­pitre qui suit s’intéresse à l’entrée en guerre du Canada aux côtés des Alliés, le pays se bat­tant « avec » et non « pour » les Anglais : plus d’un mil­lion d’engagés, dont quarante-deux mille ne revien­dront pas.
D’autre part, le ministre King posera une forte empreinte sur les sta­tuts de la future ONU, notam­ment en ce qui concerne son Conseil de sécu­rité. Les dix années qui suivent sont des années de pros­pé­rité pour le pays et favo­risent la cohé­sion, mais n’empêchent pas la récur­rente ques­tion de l’indépendance inté­grale de refaire surface.

C’est le moment où le pays se choi­sit un dra­peau, pro­clamé offi­ciel­le­ment par la reine d’Angleterre en 1965, et un hymne natio­nal. Mais le coup fatal porté au minis­tère Pear­son est celui du Géné­ral de Gaulle, en visite du 23 au 27 juillet 1967 : le cha­pitre « La voix du Géné­ral » montre com­ment de Gaulle entend faire de son voyage une contri­bu­tion à l’affirmation de l’identité qué­bé­coise, selon lui mal­me­née depuis 1763.
Peu à peu, après l’effacement de Pear­son, et par la conta­mi­na­tion du grand voi­sin, une per­son­na­li­sa­tion du pou­voir se met en place : c’est la « Tru­deau­ma­nia », Pierre Eliott Tru­deau pre­nant la place et deve­nant un sujet « gla­mour » dont la romance inté­resse les maga­zines « people ». Période d’extension des droits, de réflexion sur le sta­tut de la langue… et la souveraineté.

Les deux cha­pitres sui­vants portent sur René Lévesque, Jean Chré­tien (dont le man­dat ne sera pas sans sur­prises), puis le gou­ver­ne­ment Mar­tin. Le der­nier cha­pitre porte sur la nomi­na­tion et les idées de gou­ver­neurs et Pre­miers ministres ori­gi­naires de l’Est ou de l’Ouest, cha­cun avec des cultures et des idées dif­fé­rentes, jusqu’à l’avènement de Jus­tin Tru­deau, et aux élec­tions d’octobre 2019.

Dans l’intéressant épi­logue, l’auteur s’attache à déce­ler ce qui fait la per­son­na­lité du Canada, plu­tôt que d’essayer d’en des­si­ner l’avenir, qui appar­tient au peuple seul : le pays affronte les pro­blèmes d’une nation déve­lop­pée (envi­ron­ne­ment et pro­grès éco­no­mique, déve­lop­pe­ment des poli­tiques publiques et endet­te­ment consé­cu­tif, etc.), mais se confronte aussi à des pro­blèmes qui lui sont propres : ratio­na­li­sa­tion de ses ins­ti­tu­tions, pré­ser­va­tion de sa double culture ori­gi­nelle, achè­ve­ment de l’intégration des autoch­tones, rela­tions humaines et com­mer­ciales avec l’Europe comme avec les États-Unis et la Chine, débou­chés offerts par le Grand Nord et l’espace arctique.

Les ins­ti­tu­tions poli­tiques laissent une « impres­sion d’inachevé » ; la ques­tion du Chef de l’État se pose, avec la sup­pres­sion de toutes les fonc­tions de gou­ver­neurs : retour à la répu­blique (un pré­sident élu au suf­frage uni­ver­sel direct) ou à la monar­chie ? Et dans ce cas, fran­çaise ou anglaise ? La ques­tion du mul­ti­cul­tu­ra­lisme se pose éga­le­ment (voir à ce pro­pos l’excellent ouvrage de Mathieu Bock-Côté, Le Mul­ti­cul­tu­ra­lisme comme reli­gion cultu­relle), et donc la ques­tion lin­guis­tique, mais aussi la situa­tion des autoch­tones, au regard de l’accueil de nom­breux immi­grés chaque année. Faut-il rou­vrir le « livre blanc » de 1969 sur la poli­tique indienne ?
L’Accord Éco­no­mique et Com­mer­cial Glo­bal (plus connu en France – c’est un comble ! – sous son sigle anglo-saxon CETA) conclu en 2016 doit-il être rené­go­cié, pour être plus ambi­tieux, moins com­plexe ? Doit-il être com­plété par un accord moné­taire, com­pa­rable à celui de la zone euro ? La ques­tion des ter­ri­toires, aussi, est à la mesure de leur éten­due : vaste et com­plexe. Plu­sieurs pays se trouvent en concur­rence sur le Nord et jusqu’au cercle polaire : Rus­sie, Etats-Unis, Nor­vège, Danemark…

Lais­sons l’auteur conclure : « C’est sans doute au prix de ces quelques démarches que l’une des pre­mières puis­sances mon­diales pos­sé­dant de vastes réserves de déve­lop­pe­ment se débar­ras­sera de ses der­niers blo­cages, confir­mera sa place de modèle d’ouverture et de pro­grès et assoira plus soli­de­ment sa per­son­na­lité de nation libre, entre­pre­nante et géné­reuse ».
L’ouvrage se com­plète d’une biblio­gra­phie sélec­tive d’une quin­zaine de pages, et d’un index très fourni, qui per­met de balayer l’ouvrage au gré des ques­tions ou des points d’intérêt.

Extrê­me­ment bien écrite, très agréable à lire, cette étude est de tout pre­mier plan.

yann-loic andre

Daniel de Mont­plai­sir, His­toire du Canada : bio­gra­phie d’une nation, Per­rin, 2019, 496 p. — 25,00 €.

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