Gangs of New York

Droit du sang contre droit du sol, tel est le tri­but dont cha­cun doit s’acquitter s’il aspire à deve­nir — et demeu­rer — américain.

L’histoire
En 1846, New York est une ville régie par les truands qui font la loi alors que le pays appa­raît au bord de la guerre de Séces­sion. Chefs de bande et voleurs, apôtres du jeu et chantres de la pros­ti­tu­tion, tra­fi­quants d’armes et d’alcool se pressent dans les lupa­nars de Five Points et les bas-fonds de Mul­berry End. C’est dans ce contexte que Bill Cut­ting, dit Bill le Bou­cher (Daniel Day-Lewis), chef du gang des “natifs” qui refu­sant l’invasion des immi­grés catho­liques, lance un défi au prêtre Val­lon (Liam Nes­son), chef des “Lapins morts”, Irlan­dais fraî­che­ment débar­qués et sou­hai­tant s’intégrer sur place mal­gré le racisme des amé­ri­cains de souche. La bataille de bandes devient car­nage et Cut­ting tue Val­lon devant les yeux de son fils, lequel revient, sous le nom d’Amsterdam (Leo­nardo Di Caprio), à New York après 16 ans pas­sés dans une mai­son de cor­rec­tion pour ven­ger son père. Mais pro­blème (sha­kes­pea­rien ?) : Amster­dam devient fas­ciné par le meur­trier qui se méta­mor­phose en une sorte de père spirituel …

“Nous sommes tous des immi­grés“
Cette for­mule de Scor­cese qu’on découvre dans les bonus résume assez bien (assez libre­ment aussi) l’esprit du film — qui tient pour l’essentiel dans une his­toire de ven­geance fami­liale entre des com­mu­nau­tés sépa­rées par la reli­gion et l’origine géo­gra­phique — s’intègre tota­le­ment dans la fil­mo­gra­phie de son réa­li­sa­teur qui livre là a pos­te­riori, au bout de 20 ans d’attente, une sorte d’introduction géante à l’ensemble de son oeuvre dédiée à sa ville fétiche et à ses racines — voir, entre autres Taxi Dri­ver (1976), New York, New York (1977) ou A Tom­beau Ouvert (1999). Ce New York des bas-fonds ver­sion XIXe siècle — le ter­ri­toire des Five Points, terre quasi consa­crée de la pègre et des pauvres, est coincé entre le port de New York, le quar­tier d’affaires flo­ris­sant de Wall Street et le bas de Broad­way — est un vaste bar­num bar­bare où l’on tue, viole, saigne, étripe comme l’on res­pire. Une ville toute de car­ton pâte (recons­truite pour les besoins de la cause à Ciné­citta ) en hom­mage à celle ima­gi­née par l’essayiste Her­bert Asbury (Gangs of New York ‚1928) le pre­mier à res­sus­ci­ter ces tri­bus de l’ombre : les Swamp Angels règnant sur le laby­rinthe des égouts, les Bowery Boys et leurs légions d’amazones, les Dead Rab­bits défiant les sol­dats fédé­raux en bataille ran­gée…), étude his­to­rique, menée entre 1820 à 1920, sur un quar­tier misé­rable de New York, le Five Points, qui ins­pira Bor­gès pour son His­toire de 1’infamie.

Un bas­tion de gangs rivaux prêts à s’échapper pour pos­sé­der une par­tie de la ville, et qui consti­tue un creu­set idéal pour ce mélange de pègre, de ven­geance, rédemp­tion et de recherche de l’identité amé­ri­caine qui inté­ressent Scor­cese depuis longue date. Le moindre des mérites du film n’est pas d’attirer notre atten­tion sur le métis­sage cultu­rel d’une pré­ten­due “terre d’accueil” qui n’accueille les immi­grants irlan­dais débar­qués dans son plus grand port que pour les expé­dier illico pré­ci­pi­tés dans une guerre de Séces­sion à l’issue bien incer­taine. Voilà le point fort du film, et de l’Histoire avant l’histoire sen­ti­men­tale qui vient se super­po­ser ici (l’amour d’Amserdam et d’une voleuse (Came­ron Diaz), petite pro­té­gée de Bill) et n’est pas tou­jours très cré­dible : gon­flée tel un corps putride par une immi­gra­tion mal cana­li­sée, la ville voit son déve­lop­pe­ment urbain explo­ser et lui échap­per tout à la fois dès 1855. Ajouté à cela les ravages de la guerre de Séces­sion, New York connaît ses pre­mières émeutes dans les quar­tiers mal­fa­més de Five Points (aujourd’hui les très chics Soho et Green­wich Vil­lage) en 1857 — celles de 1863 seront les pires de l’histoire amé­ri­caine. D’autres, tout aussi dévas­ta­trices pour l’idéal US, sui­vront plus tard à Los Angeles à cause notam­ment de la guerre au Viet­nam et de l’immigration mas­sive).

La mémoire meur­trie de l’Amérique
En ce sens, ce film dont l’intrigue est située sur la presqu’île de Man­hat­tan est fidèle à la fil­mo­gra­phie scor­cé­sienne, voire il en est le credo. Car la ville ici dépeinte, per­son­nage cen­tral avant le fils de Val­lon, contient déjà les carac­té­ris­tiques (crimes et tra­gé­dies, gran­deur et sacri­fice) d’un pays que nous conti­nuons d’interroger aujourd’hui. Il suf­fit, semble dire Scor­cese de savoir fouiller le passé, de le re-constituer, d’en exhu­mer les restes — par ici pour une ration made in USA de gue­rillas entre pro­tes­tants et catho­liques, entre immi­grants du XVIIIème siècle et nou­veaux arri­vants !) pour en com­prendre la struc­tu­ra­tion, les fon­de­ments allant de pair avec les fon­da­tions ainsi retrou­vées. Une construc­tion fort instable soli­di­fiée par les seules luttes idéo­lo­gique de ceux qui com­battent pour (sur-)vivre : aussi bien les “purs sangs” racistes que les immi­grés irlan­dais croyant encore au rêve amé­ri­cain. Si un seul clan sor­tira vain­queur suite à la vic­toire des Natifs, qu’on ne s’y trompe pas : qui joue à la course au pou­voir ne peut connaître, au lieu de la féli­cité pro­mise, que l’injustice et le sang.

La matière même de ce qu’est l’Amérique, qu’on y adhère ou pas, infuse donc le film dans son entier. Une iden­tité com­plexe et chao­tique, mythique et plu­rielle, issue de mul­tiples conflits, basée sur la seule vio­lence et dont les maîtres mots sont : racisme, immi­gra­tion, xéno­pho­bie, cor­rup­tion, per­ver­sité, misère, politique-spectacle, argent, débauche, foi et les batailles de reli­gion, peur de l’autre, rédemp­tion, asso­cia­tion de mal­fai­teurs, tri­che­rie élec­to­rale, et guerre fédé­rale. N’en jetez plus, la coupe est pleine !

La loi du plus fort ou le “Para­dis” à la porte !
Que Scor­cese illustre à sa manière dans cette fresque poli­tique et socio­lo­gique la guerre oppo­sant les habi­tants des basses classes de New York (avec 15 000 nou­veaux Amé­ri­cains heb­do­ma­daires) plu­tôt que la guerre de Séces­sion qui divise les Etats-Unis (les nor­distes en faveur de l’abolition contre les sudistes escla­va­gistes) est plu­tôt louable. Cimino avait en son temps abordé un sujet simi­laire avec La Porte du Para­dis (Heaven’s Gate, 1978) qui mon­trait les immi­grés d’Europe de l’Est oppri­més — pour ne pas dire mas­sa­crés — par les grands pro­prié­taires ter­riens (ce avec l’aide de la cava­le­rie venant prê­ter main forte au syn­di­cat des éle­veurs du coin pour exter­mi­ner les pauvres). L’utilisation cynique de la morale par l’appareil éta­tique amé­ri­cain est bien au coeur des deux œuvres, qui montrent le mas­sacre du peuple sur ordre des auto­ri­tés. (D’ailleurs Bill Le bou­cher qui sym­bo­lise le mal par excel­lence, et qui agit comme le roi cra­pu­leux des bas-fonds de New York, jouit d’un tel pou­voir que les aris­to­crates et les poli­ti­ciens demandent son sou­tien au lieu de l’éradiquer — au royaume des bêtes, le borgne [Bill a perdu un oeil autre­fois à cause du prêtre Val­lon] est roi).

Simple­ment, le réa­li­sa­teur de Gangs of New York le fait avec des moyens dis­cu­tables puisque ce sont ceux de la grande dis­tri­bu­tion hol­ly­woo­dienne nor­ma­li­sée, avec suc­cès mon­dial à l’appui, et on est là fort éloi­gné du contexte sul­fu­reux qui accom­pa­gna la confi­den­tia­lité du film de Cimino, alors jugé poli­ti­que­ment incor­rect. Un reproche qui ne risque pas (ou si peu !) de peser sur ce film de Scor­cese qui com­pense par force effets esthé­tiques et une théâ­tra­lité musi­cale à la limite de miè­vre­rie kitscho-hémoglobineuse la dimen­sion idéo­lo­gique de son pro­pos. Pour preuve la ven­geance d’Amsterdam qui se dilue peu à peu dans les mas­sacres des rues new-yorkaises sans que la tran­si­tion soit vrai­ment mar­quée. Au contact de Bill, qui com­mande main­te­nant à la fois aux gangs irlan­dais, qui lui reversent une part de leurs lar­cins, et aux gangs des Natifs, qui dési­gnent les nou­veaux immi­grants comme des “enva­his­seurs étran­gers”, Amster­dam estime en effet que les Irlan­dais sont assez forts s’emparer du pou­voir dans les Five Points. Et qu’il lui suf­fit d’infiltrer le cercle fermé de Bill pour se venger.

Mais cette trame nar­ra­tive perd de sa net­teté dès qu’il ren­contre Jenny Ever­deane (Came­ron Diaz), une belle pick­po­cket qui va l’entraîner dans une sin­gu­lière rela­tion avec Bill Cut­ting, par quoi Scor­cese, en sacri­fiant au sen­ti­men­ta­lisme folk­lo­rique, perd à notre avis son objec­tif de vue. Plu­tôt que d’insister sur ce qui défi­nit tout pou­voir en soi, dans sa rela­tion pro­blé­ma­tique avec la morale (débat magni­fi­que­ment incarné dans La porte du Para­dis) Gangs of New York, qui traite pour­tant lui aussi de la genèse de la nation amé­ri­caine, élude cet aspect du pro­blème, pré­fé­rence étant don­née à un mon­tage ultra rapide et à foul­ti­tude de séquences ten­dance (bou­che­rie gore, ralenti igné, exal­ta­tion du Sen­ti­ment…) Scor­cese ne répond donc pas, hélas, à la ques­tion : qu’est-ce qu’une auto­rité légi­time (réduite ici de façon popu­liste à un “type” défi­ni­tion­nel inamo­vible : le “vendu” de base), pas plus qu’il ne per­met de dif­fé­ren­cier en toute clarté com­bats de rue d’une part et répres­sion de l’insurrection d’autre part — New York en défi­ni­tive, c’est un beau bor­del, or fallait-il attendre cette oeuvre du père des Affran­chis pour le concevoir ?

On regrette donc que ce drame qui louche vers la lit­té­ra­ture fran­çaise du XIXème siècle (on songe à Hugo et à Bal­zac, à la cour des miracles où crou­pissent les déclas­sés, au com­mu­nards char­gés par les forces de l’ordre) en fasse trop dans le registre démons­tra­tif, hési­tant entre la ven­geance d’Amsterdam et la révolte dans la rue.

Gangs of New York ou quand le fleuve noie sa source
Mais il est vrai qu’une oeuvre n’a pas besoin d’être mau­dite pour être légi­time, certes. Qu’importe donc, la thèse est là, et elle est acces­sible au plus grand nombre : c’est le groupe des puis­sants qui fait loi aux Etats-Unis, la loi du plus fort étant la seule qui vaille et cor­rom­pant tout autre forme de légis­la­tion pos­sible, ce qui n’est pas sans faire son­ger à rebours au mot de Pas­cal : “for­ti­fier la jus­tice pour ne pas avoir à jus­ti­fier la force”… Ce qu’atteste l’histoire même de l’Etat amé­ri­cain (éter­nel­le­ment né dans le sang et la confron­ta­tion), jalonné de conflits à n’en plus finir et dont le sys­tème même est par nature gan­grené, indé­pen­dam­ment du méchant citoyen de ser­vice. Ce n’est pas une guerre, parmi d’autres, ce ne sont pas les mil­liers de vic­times d’une san­glante répres­sion d’émeutes civiles, parmi d’autres, qui vont enta­cher l’histoire de l’Amérique, laquelle en vérité ne s’alimente pré­ci­sé­ment que de ces ingrédients-ci. Car l’Amérique ne se construit qu’avec le sang des morts, de ses morts métis venus cher­cher là leur eldo­rado, ce sang qui est le véri­table ciment cos­mo­po­lite des briques de son passé. Droit du sang contre droit du sol, tel est le tri­but dont cha­cun doit s’acquitter s’il aspire à deve­nir — et demeu­rer — amé­ri­cain. Com­ment défi­nir après cela la force poli­tique et sociale d’un pays (et de sa ville emblé­ma­tique) une fois admis qu’elle repose sur un cos­mo­po­li­tisme tri­bu­taire faits his­to­riques aussi mar­quants ? CQFD.

Bonus
Si les inter­views ne manquent pas (les divers pro­pos tenus par les pro­ta­go­nistes se recoupent sou­vent, ce qui est assez désa­gréable) du côté des bonus mis en scène au tra­vers du plan des Five Points et d’une ergo­no­mie appré­ciable, on signa­lera en par­ti­cu­lier le making of et la séquence “His­toire” infor­ma­tifs et bien menés, et l’on omet­tra pas de s’étonner de ce que la séquence “La confé­rence de presse à Cannes” soit ici pré­sen­tée, vu qu’elle est fil­mée caméra sur l’épaule avec un son et un cadrage épou­van­tables, ce qui fait assez mau­vaise figure pour un col­lec­tor digne de ce nom…

fre­de­ric grolleau

Gangs of New York

Réa­li­sa­teur : Mar­tin Scor­sese Scé­na­ristes : Jay Cocks, Ste­ven Zaillian & Ken­neth Loner­gan Pro­duc­teur : Alberto Gri­maldi Direc­teur de la photo : Michael Ball­haus Chef déco­ra­teur : Dante Fer­retti Mon­teuse : Thelma Schoon­ma­ker Musique : Elmer Bernstein

Avec : Leo­nardo DiCa­prio, Daniel Day-Lewis, Came­ron Diaz, Liam Nee­son, Jim Broadbent, John C. Reilly o Date de paru­tion : 9 juillet 2003 o Édi­teur : War­ner Home Vidéo Pré­sen­ta­tion : Snap Case

o Titre Ori­gi­nal : Gangs Of New York o Zone 2 (Europe, Moyen-Orient & Japon seule­ment) o Ori­gine : France For­mat image : Ciné­ma­scope — 2.35:1 Full Screen (Stan­dard) — 1.33:1

Zone et for­mats son : Zone : Zone 2 Langues et for­mats sonores : Fran­çais (Dolby Digi­tal 5.1), Anglais (Dolby Digi­tal 5.1) Sous-titres : Français

Bonus :
-  MULBERRY STREET : . Affiches amé­ri­caines et fran­çaises . Bandes-annonces fran­çaise et amé­ri­caine . Spot tv amé­ri­cain . Tea­sers
-  LITTLE WATER . Cannes 2002 : La mon­tée des marches & la Confé­rence de presse au Majes­tic . Dos­sier de presse (diaporama)

-  ORANGE . Lexique du voca­bu­laire de l’époque . Cos­tumes . Décors . Fil­mo­gra­phies et bio­gra­phies
-  CROSS . The legend : the time ; the place & the people . Clip de U2 . making of (13’) . His­tory
-  WORTH . Inter­views de Mar­tin Scor­cese ; Leo­nardo Dica­prio ; Daniel Day Lewis ; Came­ron Diaz ; Liam Nee­son ; Henry Tho­mas ; Jim Broadbent & John C. Reilly
-  TOUR OF THEPOINTS (bonus caché) . Visite des stu­dios de Cine­citta com­men­tée par M. Scor­sese et Dante Fer­retti
-  L’accès à la par­tie DVD-Rom pour une visite inter­ac­tive des décors

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