Frédéric Grolleau, Monnaie de verre

Le trans­pa­rent et l’opaque

Venise – plus exac­te­ment Murano – , à la fin du XVIIe siècle ; voilà pour le décor et l’époque. L’intrigue, main­te­nant : une jeune fille – belle et intré­pide, comme il sied à une héroïne – dérobe par ven­geance à son maître-verrier de père les pré­cieuses for­mules dont dépend la qua­lité de ses pro­duc­tions. Il faut dire que l’auguste patriarche avait ordonné à ses trois fils d’assassiner l’amant de sa fille. Riva­lité entre familles oblige.
Tan­dis qu’on est emporté par les déve­lop­pe­ments de cette tra­gé­die mâti­née d’espionnage, on apprend, à l’occasion, à par­tir de quoi se fabrique le verre, ce qui condi­tionne sa finesse, sa trans­pa­rence, ses couleurs…

Mais qui limi­te­rait sa lec­ture à celle d’un thril­ler his­to­rique asso­ciant avec brio sus­pense et éru­di­tion com­met­trait une erreur et se pri­ve­rait de l’aspect peut-être le plus sédui­sant du roman. Mon­naie de verre (Prix Saint-Gobain tra­di­tions ver­rières) est en effet émi­nem­ment ludique ; moins par les mul­tiples rebon­dis­se­ments et péri­pé­ties que par les réfé­rences dont le texte regorge. Réfé­rences qui d’ailleurs vont du simple clin d’œil – tel le titre du pre­mier cha­pitre, «Arse­nic et belles den­telles» – aux mises en abîme plus sub­tiles ; ainsi les jeux de trans­pa­rences et d’opacités dont le verre se fait le creu­set se transposent-ils aisé­ment dans le texte, où les nom­breuses épi­graphes, les locu­tions non tra­duites en fin de cha­pitre et les notes font assaut d’ambivalence en offrant des clefs tout en obs­truant la lisi­bi­lité.
Il y a sur­tout le style, léché à l’extrême, pré­cis, nourri de tour­nures com­plexes et de mots rares, longs en bouche, goû­teux à sou­hait ; un style qui ménage, par petites touches iro­niques, une dis­tance rédhi­bi­toire entre le nar­ra­teur et le texte et, par­tant, entre celui-ci et le lec­teur ; un style aussi qui manie les méta­phores brillantes et auda­cieuses, telle celle appli­quée au viol – trois mots dont la puis­sance est accrue par l’ellipse ver­bale : «Un auto­dafé anatomique.»

Enfin, il faut évo­quer le joyeux bras­sage de cli­chés lit­té­raires qui, mis au ser­vice de l’intrigue, n’en sont pas moins décons­truits par l’ironie du ton ou bien les astuces de construc­tion. Ainsi, pour satis­faire aux atten­dus du polar, l’action commence-t-elle dès la pre­mière phrase : «A plu­sieurs reprises, les trois assaillants plon­gèrent leur lame dans le corps du mal­heu­reux.» Mais cette fra­cas­sante entrée en matière se com­plexi­fie aus­si­tôt ; le moment de l’agonie est étiré aux dimen­sions d’un cha­pitre entier, dilaté à coups d’acrobaties chro­no­lo­giques insuf­flant ici et là toutes sortes d’informations qui ancrent le récit dans un contexte à la fois his­to­rique et nar­ra­tif.
Tout concourt donc à rendre impos­sible une pos­ture de lec­ture stable : l’on est entraîné de droite et de gauche, bous­culé à l’envi dans ses habi­tudes de lec­ture. Mais avec, à la clef, cet indi­cible plai­sir de se lais­ser prendre à un jeu dont on n’est pas tout à fait dupe – sans être cer­tain pour autant de quoi que ce soit…

Le plus bel hom­mage à Mon­naie de verre eût sans doute été un article au énième degré, maniant pour mieux les moquer tous les pon­cifs de la cri­tique lit­té­raire. Nous nous conten­te­rons de céder à l’un des atten­dus de celle-ci – sans recul aucun, et avec un enthou­siasme plei­ne­ment assumé – en invi­tant les lec­teurs à se plon­ger sans ter­gi­ver­ser dans ce livre tant sa lec­ture est jubi­la­toire, hau­te­ment jouis­sive et enrichissante.

isa­belle roche (Revue Res Publica — P.U.F)

Fré­dé­ric Grol­leau, Mon­naie de verre, éditions Nico­las Phi­lippe, 2002, 431 p. — 21,00 €.

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