Michel Tournier, Journal Extime

Hété­ro­clite comme un cata­logue des objets introu­vables, le jour­nal extime de Tour­nier traite avec fraî­cheur du coq et de l’âne…

Pour mieux connaître un être humain, l’indiscret se doit d’observer son sujet pen­dant une période suf­fi­sante, natu­rel­le­ment immergé dans son décor quo­ti­dien, tout en tâchant sur­tout de se faire oublier.Non, je ne suis pas en train de van­ter le prin­cipe de la caméra cachée à la sauce indus­trielle du loft : il n’y aura pas de révé­la­tions scan­da­leuses, ni de sexe dans la pis­cine à part peut-être quelques scènes sai­son­nières à la migra­tion des canards.

Non, le seul lieu com­mun pour­rait être le confes­sion­nal — et encore c’est pure géo­gra­phie, jamais il ne ser­vira à épan­cher quelque misé­rable état d’âme — car c’est dans un pres­by­tère en val­lée de Che­vreuse qu’écrit l’anti-héros de cette chro­nique : Michel Tour­nier, cer­tai­ne­ment l’écrivain vivant le plus secret de son inti­mité et le plus cher au cœur des français.

“Ma mai­son, c’est moi.”

S’il a tou­jours puisé son ins­pi­ra­tion dans le monde exté­rieur, c’est sûre­ment parce qu’il a le don du regard neuf. Face à l’ordinaire, Michel Tour­nier garde les yeux ouverts ce qui lui vaut des visites d’amis recon­nais­sants de cet excep­tion­nel degré d’attention, un superbe jar­din où pousse une berce du Cau­case capri­cieuse et une ter­reur incon­trô­lable de la cécité, lui qui existe pour le sens et par les sens. Cal­me­ment contem­pla­tif des méta­mor­phoses de la nature, il écoute d’une oreille dis­traite battre ce cœur qu’il a gros, et laisse s’écouler sur les pages un trop-plein de notes, d’observations, et d’anecdotes qui débordent de sou­ve­nirs, d’émotions, de rires et de larmes.

De mois en mois, sa place d’homme se des­sine en creux dans la glaise sociale. Lou­foque en jan­vier quand il orga­nise une “caviar-party” pour ini­tier au luxe les gamins du vil­lage, espiègle en mars lorsqu’il raconte les pires sor­nettes avec le plus grand sérieux, rebelle sco­laire en mai en rup­ture de casier judi­ciaire, pro­vo­ca­teur en août avec cette “fleur de sureau qui sent le foutre”, spi­ri­tuel en octobre quand l’église de Choi­sel se déguise en mos­quée puis en synagogue…

Dic­tion­naire : “Matrice” (ou uté­rus) : vis­cère où a lieu la concep­tion”. A noter que cette défi­ni­tion convient aussi bien au cer­veau.

Réduire le temps étiré du roman aux minutes du jour­nal de rai­son n’a pas entamé l’amour qui unit Michel Tour­nier et la phi­lo­so­phie. Céré­bral, fas­ciné par la connais­sance, avide d’intelligence, il aurait voulu “dévo­rer tous les livres, excel­ler en mathé­ma­tiques, en musique, dans tous les jeux intel­lec­tuels, me rendre maître de toutes les langues“ou éle­ver un enfant sur­doué pour le por­ter dans la lumière et s’imprégner de cette eupho­rie.
Rien ne sti­mule autant l’écrivain que la mani­fes­ta­tion du génie et de la grâce, qua­li­tés cos­mo­go­niques qui frappent sou­vent à sa porte comme ce furet du mois de juin, qui après s’être hissé par la fenêtre de la salle à man­ger sans aucune crainte, conti­nue son explo­ra­tion vers la biblio­thèque du pres­by­tère “exa­mi­nant cha­cun des livres qui jonchent le sol, comme pour voir si l’un ou l’autre est écrit en putois.”

“Sei­gneur fais-moi arri­ver un grand amour qui illu­mine et sac­cage ma vie !”

Hété­ro­clite comme un cata­logue des objets introu­vables, le jour­nal extime de Tour­nier traite du coq et de l’âne avec une fraî­cheur bien­ve­nue dans les lettres d’un auteur qui a déjà tel­le­ment donné. Tou­chant, com­plexe, l’auteur y parle du trait spi­ri­tuel qui l’amuse ou le bou­le­verse dans l’existence sans jamais ver­ser dans un dogme mystique.

“Le plus grand obs­tacle que la foi reli­gieuse ren­contre en moi, c’est ma cré­du­lité. La foi ne peut naître et croître que dans un milieu spi­ri­tuel scep­tique, ration­nel, cir­cons­pect, obsédé par la dif­fé­rence entre le vrai et le faux. Mais moi, je crois tout et n’importe quoi, les contes de fées, la mytho­lo­gie, les inven­tions des poètes et des peintres. L’authenticité his­to­rique est dépour­vue de sens à mes yeux. Dès lors la foi reli­gieuse confon­due avec toutes ces efflo­res­cences ne peut prendre racine ni affir­mer la pré­émi­nence sans laquelle elle n’est pas.”

Stig Legrand

   
 

Michel Tour­nier, Jour­nal Extime,
La Musar­dine, octobre 2002, 237 pages ; 16 Euros, ISBN : 2.84271.172.6
Folio Gal­li­mard, février 2004, 262 pages ; 7,10 Euros, ISBN : 2.07042.937.7

 
     

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