Stéphane Sangral est un virtuose de l’écriture mais beaucoup plus puisqu’il plonge dans ses arcanes. Il propose un livre en parfaite cohérence avec son sujet. Purement spéculatif et rationnel, il passerait à côté de son sujet. Ajoutons à cela l’aspect “livre qui ne s’écrit pas” puisque l’auteur se contente — apparemment — de sa préface — pour répondre aux rêves de Blanchot et de Jabès : à savoir le livre autant à venir qu’avenir.
L’enjeu est majeur. Il parcourt depuis les années 70–80 toute la poétique. Sangral en élargit (par bien des aspects) le champ. Existe une quadrature que l’auteur résume — dans une quatrième de couverture qui fait partie intégrante du livre : “Penser et écrire l’impossibilité de véritablement penser et écrire l’impossibilité de véritablement penser et écrire”.
Et Sanfral d’ajouter : “Ce livre se commence et se termine ici dans cette quatrième de couverture. Voir sa préface”. Ce livre, le plus sérieux qui soit, acquiert ainsi une légèreté en rien superfétatoire. Elle correspond au sujet et sa remise en question de logos et de son expression. L’auteur montre ainsi comment penser reste toujours un raté.
A cela une raison majeure : les mots qui l’incarnent ne sont jamais suffisamment les “bons”. Existe donc une “boucle infernale” qu’il ne s’agit pas de trancher — ce qui ne serait qu’une vue de l’esprit — puisqu’il faut plutôt tenter d’y créer une brèche.
Afin d’y parvenir, l’auteur développe plusieurs axes pour trouver — au moins - des réponses plus adéquates que celles des présupposés que les penseurs et écrivains éhontés cultivent en se donnant pour acquis ce qui ne l’est en rien. Ils restent sous forme de médiateurs préoccupés de leur savoir discursif plus que des zappeurs bien inconséquents.
A l’inverse, Sangral cherche les pentes et anfractuosités syntaxiques et sémantiques de sa langue et de son contexte afin de faire jaillir ce que Lacan appelle “lalangue” en un seul mot. Car généralement écrire c’est donner à penser ce qui en s’énonçant ne fait que rater sa cible. L’auteur compare ainsi ses avancées dans le langage à une marche forcée dans la nuit. Dans le cas contraire — et entre autres — toute la “spiritualité” émise revient à “rouler dans des vieux souvenirs”.
Au lieu d’assommer son lecteur par les références savantes qui ne sont que des à peu près pour écrivains fainéants, l’auteur montre comment fonctionne l’écriture dans l’inachèvement consubstantiel à elle comme à la pensée. Cette dernière n’est jamais un préalable, un préambule : elle se construit à mesure que l’écriture avance sans savoir elle-même ce qu’elle va “dire” ou peut offrir. Sangral ramène donc à l’essentiel ; les mots tournent toujours autour du réel comme de l’écrivant.
Sa sagesse est une belle leçon d’inconduite et de démoralisation nécessaire à tout pâle héros qui n’écrit ou pense qu’en se croyant éponge ou filtre et sans comprendre ce que cache son crachat qu’il pense absolu et n’est que provisoire et en suspens.
Un tel prologue conséquent ( de 250 p.) devient le “punctum” essentiel. Il fait le ménage contre toutes les idées fausses qui huilent la pensée et le langage et ce, jusqu’à la conclusion d’une telle introduction : elle ne peut que se retarder indéfiniment. Car à mesure que tout avance rien ne tient. Ne reste que cet “infini” où entre le dehors et le dedans s’invite un grand vide.
Tout centre est une absence qu’aucune interruption — face à l’immensité du non sens de l’univers comme de l’écrivant/penseur - ne peut achever. Soumis aux diktats d’un inconscient, tout écrivant ne peut que soupçonner ou subodorer plus ou moins vaguement ce qu’il avance.
Au livre miroir fait donc place cette préface qui restera une séance ouverte sur une aussi longue absence à l’idée de pouvoir penser et écrire possiblement. C’est aussi fascinant qu’imparable. L’auteur nous laisse dans une marge de manoeuvre aussi étroite qu’essentielle.
Que tous ceux qui se mêlent d’écrire et de penser, avant d’appuyer leurs “traits, lisent ce livre clé dont il ne manque que la serrure, ou cette “Préface” serrure pour laquelle il n’existe pas de clé.
jean-paul gavard-perret
Stéphane Sangral, Préface à ce livre, Galilée Editions, Paris, 2019, 256 p. — 17,00 €.