Dans Film — et c’est un des caractères expérimentaux de cette oeuvre unique (à tous les sens) de Beckett, la caméra, l’objet créateur de la fiction, ne reste plus imperceptible : elle fait partie de la fiction pour venir la troubler, la décentrer par son exploration.
Elle est comme exhibée, en son jeu à découvert avec le héros. Elle a même un nom “Oe” qui tente de capter “O“‘ (écrit Beckett dans le Prologue su scénario publié aux Editions de Minuit en 1972). Mais le fuyard sera bientôt terrassé par elle dans une chambre maternelle.
La caméra voudrait se centrer sur l’être incarné par Keaton. Mais il ne veut pas demeurer dans son champ. Il en appelle — de manière à la fois muette et comique — à son exclusion. En ce sens, Film est bien dans son refus de la séduction spéculaire le désaveu du film.
Là où le thème de la traque change de cap par rapport aux films classiques du genre.
A mesure que l’oeuvre touche davantage le domaine de l’icône, elle s’éloigne de la représentation. Elle signe son extinction sans le moindre appel à des métamorphoses, mais au contraire à leur effondrement par la suppression de la perception. De celle-ci ne demeure que “l’insupprimable perception de soi” dont Beckett parle dans son prologue en écho au “esse est percipi” de Berkeley (cité en exergue) afin de porter l’image vers la nuit de l’être.
L’Imaginaire, en incluant dans le jeu de la création les instruments de sa constitution, permet de comprendre le processus d’une oeuvre qui fuit les artifices de la constitution d’un monde autonome et envisageable comme tel. Le jeu, entre “O” et “OE”, reste apparent pour montrer que rien ne se révèle
Il s’agit de donner moins à voir qu’à entrevoir en une nouvelle forme de présent dubitatif par cet effet de raréfaction progressive de la durée vécue. “O”, après ses mouvements frénétiques et mécaniques de la première partie, se paralyse, peu à peu, isolé de tout, dans un silence qui “en dit long” et en une durée qui semble infinie jusqu’au fondu au noir.
Il est vrai que nous sommes chez Beckett maître des épuisements sans fin…
jean-paul gavard-perret
Samuel Beckett, Film, Editions Carlotta, DVD, 2019
Synopsis
Film est un film expérimental écrit par Samuel Beckett et réalisé par Alan Schneider en 1965. Ce court-métrage muet d’une vingtaine de minutes montre le parcours d’un homme, qui, sur son passage terrifie tout le monde, hommes, femmes, animaux, etc