Vincent Citot, Détour par les USA, Récit de voyage et réflexions diverses

Docteur en phi­lo­so­phie,  membre du CRICES, char­gée de cours à l’ICES et pro­fes­seur en lycée, Syl­vie Paillat est l’auteur d’une thèse : Méta­phy­sique du rire (L’Harmattan, mai 2014). Quelques articles sur le même sujet ont éga­le­ment été publiés dans Le Phi­lo­so­phoire: “Esthé­tique du rire et l’intelligence du rire ou la bêtise feinte”. 

 

« Tout voya­geur pour­suit un fan­tôme qui per­pé­tuel­le­ment lui échappe. Il espère sans cesse décou­vrir un nou­veau mode de vie qui soit en quelque sorte fon­da­men­ta­le­ment  dif­fé­rent de ceux qui lui sont fami­liers. Il s’imagine capable  dès qu’il  la ren­con­trera, d’entrer magi­que­ment en contact avec cette exis­tence mer­veilleuse, de la com­prendre, d’y par­ti­ci­per. Dans les endroits  que tout le monde connait sur les sen­tiers bat­tus, il ne trouve jamais ce qu’il cherche. »

 Aldous Hux­ley,  Tour du monde d’un sceptique

 

Détour ou retour ? Le lec­teur qui découvre le récit de voyage de Vincent Citot, Détour par les USA, peut en effet se poser la ques­tion : Retour aux USA (l’auteur est déjà allé deux fois en Utah et Ari­zona, en 1996 et 2007), retour  réflexif sur soi, sur le monde, retour  aux ori­gines, retour au ventre de la terre-mère ori­gi­nelle ?
Il est tout autant conduit  à  s’interroger sur  le but et  la nature même de ce voyage, voyage exté­rieur, voyage inté­rieur, voyage aux mul­tiples et simul­ta­nées dimen­sions : géo­gra­phique, empi­rique, phi­lo­so­phique, méta­phy­sique, psy­chique, socio­lo­gique et esthé­tique. Que va donc cher­cher le voyageur-narrateur,  pour­rait se deman­der le lec­teur,  inci­dem­ment main­tenu dans une sorte de sus­pens et curieux de connaître la réponse.
Qu’est-ce au fond que le voyage pour Vincent Citot  si ce n’est tout d’abord de s’apercevoir de sa pro­fonde parenté, de sa consub­stan­tia­lité avec la démarche réflexive de la phi­lo­so­phie, démarche qui implique une pen­sée en mou­ve­ment puisqu’elle est désir,  recherche et non pos­ses­sion de la sagesse. « Phi­lo­so­pher c’est être en route ; les ques­tions sont plus essen­tielles que les réponses » écrit Karl Jas­pers dans son Intro­duc­tion à la phi­lo­so­phie. Le phi­lo­sophe est un nomade, un aven­tu­rier ou un pèle­rin sur le che­min de la vérité et de la sagesse.

Le voyage, qu’il soit géo­gra­phique ou phi­lo­so­phique, est  un par­cours ini­tia­tique, un che­mi­ne­ment, un tâton­ne­ment. Chez Vincent Citot qui ne se ménage pas et dont on per­çoit qu’il a acquis l’endurance de l’athlète[1] qu’il fut pen­dant plus de vingt ans, le voyage  prend sou­vent  l’aspect d’une expé­rience extrême. Du moins est-ce pré­ci­sé­ment  le cas pour ce voyage en soli­taire : « Puisque je serai seul et sans contraintes, autant en pro­fi­ter pour orga­ni­ser un voyage sur mesure, dans des condi­tions qui ne convien­draient qu’à moi »[2].
Ainsi, est-ce l’occasion pour l’auteur d’aller au bout de lui-même, de se dépas­ser, de se connaître davan­tage, de faire face au réel avec luci­dité, de faire ainsi la part des choses entre réel, sym­bo­lique et ima­gi­naire[3]. Vincent Citot fait d’ailleurs ce constat d’un voyage à l’envers « de (ses) attentes, de (ses) espoirs et de (ses) désirs »[4], ce qui lui per­met de perdre ses illu­sions, de s’évider au lieu de se rem­plir de quelques nou­veaux pay­sages et dis­trac­tions en tout genre que consomme habi­tuel­le­ment le tou­riste : « par­cou­rir le désert en tous les sens et me lais­ser fas­ci­ner par les canyons, les gouffres, les cathé­drales de pierre et les hori­zons, était une façon d’exacerber mes illu­sions dans l’espoir de m’en déprendre »[5]. On peut ainsi dire que le voyage, dans sa dimen­sion phi­lo­so­phique, est ale­thièa, dévoi­le­ment de la vérité, au sens  hei­deg­gé­rien du terme.

Il ne s’agit pas davan­tage d’une com­pi­la­tion de connais­sances ou comme le remarque l’auteur d’un savoir uni­ver­si­taire, savoir his­to­rique  dénué de réflexion, celui que les congrès et col­loques véhi­culent mal­heu­reu­se­ment par­fois. Il s’agit plu­tôt, pour reprendre les termes du phi­lo­sophe Alain Juran­ville, d’un « savoir de l’existence »[6] non moins phi­lo­so­phique qui échappe en quelque sorte au dis­cours ration­nel et scien­ti­fique, dis­cours abs­trait et sou­vent déra­ciné de l’expérience.
C’est pour­quoi, Vincent Citot qui s’interroge sur la vraie nature de la phi­lo­so­phie, le dit clai­re­ment : « la phi­lo­so­phie n’est pas une science mais une science mêlée de sagesse : un savoir, des valeurs et une pra­tique devant être géné­rés et assi­mi­lés par une exis­tence sin­gu­lière »[7]. Ce congrès à Toronto auquel il a été convié, ce qui pour­rait être flat­teur pour un philosophe-chercheur  car­rié­riste et en quête de recon­nais­sance, n’est pour lui qu’un pré­texte. « Je savais que le motif ini­tial du séjour — le congrès de Toronto — ne serait pas l’objet prin­ci­pal de mon dépla­ce­ment outre-Atlantique. En revanche, je n’avais pas anti­cipé à quel point le rap­port entre tra­vail phi­lo­so­phique et diver­tis­se­ment tou­ris­tique  allait être inversé (…) J’ai fait plus de phi­lo­so­phie dans l’Utah qu’à Toronto. Qu’est– ce que la phi­lo­so­phie ? Est-ce dis­cu­ter de ques­tions tech­niques sans inté­rêt dans une salle de classe, ou bien réflé­chir aux ques­tions essen­tielles au contact des choses ? A Toronto ? Je me suis diverti en fai­sant mine de tra­vailler ; dans le désert j’ai phi­lo­so­phé en ayant l’air de faire du tou­risme. »[8]

On com­prend dès lors le sens pre­mier du terme détour comme diver­tis­se­ment, diver­tis­se­ment que là aussi l’auteur expé­ri­mente. Si, en termes pas­ca­liens, se diver­tir, c’est se détour­ner de l’essentiel, l’essentiel n’est pour Vincent Citot ni un voyage tou­ris­tique, ni l’objet d’une phi­lo­so­phie de spé­cia­listes, tech­ni­cistes qui «  se retrouvent à trente ans occu­pés à mul­ti­plier les notes de bas de pages d’une thèse consa­crée à l’influence sur Hus­serl de son assis­tant Fink de 1933 et 1935 »[9]. L’essentiel est pour lui ce qui renoue avec le sens pre­mier du terme phi­lo­so­phie comme recherche, ques­tion­ne­ment sur la réa­lité et l’existence.
D’où la néces­sité de se confron­ter aux élé­ments natu­rels, au vide du désert, de « tou­cher  le fond du réel »[10], autant d’échos qui résonnent et per­mettent d’aller au fond de soi-même, de se plon­ger dans les pro­fon­deurs de l’âme … de connaître le monde et les étoiles pour se connaître soi-même. D’où éga­le­ment la néces­sité de se confron­ter à l’expérience.

Le détour géo­gra­phique, psy­chique et spi­ri­tuel décentre de tout intel­lec­tua­lisme déra­ciné.  Phi­lo­sophe  de ter­rain qui s’adapte aisé­ment aux diverses confi­gu­ra­tions géo­gra­phiques, Vincent Citot s’occupe donc plu­tôt des alen­tours de la phi­lo­so­phie que de celle qui pré­ten­drait se  consti­tuer sans lien à l’extérieur et à toute pré­oc­cu­pa­tion imma­nente. Son enra­ci­ne­ment  ne l’empêche pour­tant pas d’être en mou­ve­ment, d’avoir le pas rapide et délié, de se dépla­cer sur dif­fé­rents ter­ri­toires, d’aller et venir ou reve­nir.
Il est mar­qué dans ce livre par le conti­nuum paysage/ pen­sée, espace/corps et esprit qui à cer­tains moments se confondent. On pour­rait  ainsi pen­ser qu’il s’inscrit dans ce désir régres­sif de se fondre au corps de la terre mère ori­gi­nelle.  D’où cette ques­tion récur­rente pour le lec­teur. Ce détour n’est-il pas retour réflexif sur soi, à la fois psy­chique et lit­té­raire ? Le récit que l’auteur adopte pro­gres­si­ve­ment en lui don­nant une place non négli­geable aux côtés du dis­cours ration­nel scien­ti­fique jusqu’alors phi­lo­so­phi­que­ment pré­féré, n’est-il pas por­teur d’une vérité plus pro­fonde et inté­rieure qui inter­roge tout d’abord sur ce retour à l’origine comme fon­de­ment sym­bo­lique et ima­gi­naire du commencement ?

Chez Vincent Citot, tout semble de fait conver­ger vers ce retour à l’origine, jus­ti­fiant  cette obses­sion phi­lo­so­phique du com­men­ce­ment, comme il l’avoue lui-même: «  la pen­sée du com­men­ce­ment m’a tou­jours obsédé, au point que j’en fasse l’objet de mon pre­mier ouvrage phi­lo­so­phique, dans lequel j’expliquais qu’il fal­lait com­men­cer par phi­lo­so­pher sur le pro­blème du com­men­ce­ment. »[11]
Puisqu’il s’agit d’obsession, il importe d’en com­prendre les racines psy­chiques qui impulsent dans le même temps le ques­tion­ne­ment phi­lo­so­phique et le goût des voyages induits par ce mou­ve­ment de  va et vient, cet aller et retour pour ren­trer au ber­cail mater­nel fait de pro­messes sécu­ri­taires plus ima­gi­naires que réelles : « J’ai cher­ché en vain ce qu’il y a au-dedans et au-delà, car il ne se trouve rien que ce que j’y pro­jette moi-même poussé par une double ten­dance à la sécu­rité ( retour à la mère ?) et à la liberté (fuite hors du giron mater­nel ?)[12] Cet impos­sible retour semble cepen­dant consti­tuer le fon­de­ment de son désir, et peut-être de l’essence même de tout désir, sou­vent contra­dic­toire et trans­gres­sif. Il pour­rait expli­quer  la rai­son pour laquelle ten­ter l’impossible et « aller là où on ne va pas »[13], c’est-à-dire pré­ci­sé­ment pour une par­tie de ce voyage dont cette jour­née, « ce mardi 30 mai est un jour spé­cial »[14] à  Soda Spings Basin et  Monu­ment Basin, les plus grands et dan­ge­reux canyons du Colo­rado (parc natio­nal de Canyon­lands),  est le credo de Vincent Citot.

La jus­ti­fi­ca­tion  qu’il donne en pre­mier lieu ─ comme pour voi­ler cette obses­sion  de l’origine et de la fixa­tion pré­oe­di­pienne à la mère ─ porte sur la  sym­bo­lique du père et la pos­sible trans­gres­sion  de sa loi : « C’est comme si je fai­sais tom­ber des murs, trans­gres­sais des tabous, chas­sais des vieux fan­tômes. »[15]  De quels fan­tômes s’agit-il, un fan­tôme pou­vant en cacher un autre ? Fan­tôme du père et/ ou  de la mère ?
Et de quelle (s) han­tise (s) s’agit-il donc aussi  qui  pour­rait prendre  sa source dans la scène ori­gi­naire ? N’est-ce pas fina­le­ment cette der­nière qui hante et habite incons­ciem­ment l’œil du pho­to­graphe que Vincent Citot est aussi ?

En effet, on peut se deman­der si les pho­to­gra­phies  des pay­sages qui accom­pagnent son récit  ne repré­sentent  pas la recherche et la recréa­tion subli­mée ─ recréa­tion méta­phy­sique où le temps est sus­pendu ─ de cette scène ori­gi­naire ou scène pri­mi­tive[16]. Si Freud la conçoit volon­tiers comme jus­ti­fi­ca­tion de l’Œdipe et de la sexua­lité, chez Vincent Citot, elle s’apparente éga­le­ment à un ques­tion­ne­ment  antéoe­di­pien sur le com­men­ce­ment ou, si l’on pré­fère,  sur le moment de la nais­sance, ce pro­ces­sus de sépa­ra­tion d’avec le corps mater­nel, ce pro­ces­sus d’individuation, prin­cipe même de la réa­lité que le nouveau-né affronte en fai­sant pour la pre­mière fois l’épreuve de la soli­tude.
Quelques unes de ses pho­to­gra­phies[17] sont à cet égard expli­cites. On le voit dans sa nudité, tel un nouveau-né. On  pour­rait l’imaginer tout juste sorti du corps  de la terre-mère ori­gi­nelle. D’un point de vue plus géné­ral et anthro­po­lo­gique, ce contact direct de l’homme, peau contre croûte ter­restre, évoque l’homme à ses ori­gines. En témoigne notam­ment  la pho­to­gra­phie de cou­ver­ture qui s’intitule à juste titre Renais­sance II.  L’angle de vue semble avoir été pris ou retra­vaillé en plon­gée lais­sant sup­po­ser un regard exté­rieur, loin­tain, dis­tant. De prime abord, le spec­ta­teur pense à un pay­sage lunaire, désert où le temps est ralenti, sinon immo­bile comme pour  rap­pe­ler  les ori­gines de la vie sidé­rale et ter­restre. Tout petit, le corps détendu, bras et jambes en étoiles[18],  l’homme se res­source et repose sur l’immense sur­face de ce corps ter­restre dont la peau est à quelque endroit sinueuse et craquelée.

Ombi­lic des limbes, mys­té­rieu­se­ment  relié  au ventre, il se trouve en son centre,  sur l’obscur nom­bril  du ventre de la Terre-mère. Seul avec elle. Jouis­sance retrou­vée de ce lien ori­gi­nel unique entre la mère et l’infans[19]. Ce voyage de l’intérieur vers l’extérieur, appelle éga­le­ment  un  retour, à l’intérieur  même de la matrice. A cet égard, on peut se repor­ter à ces trois pho­tos (Rubrique USA 2017) aux titres évo­ca­teurs : La sécu­rité inté­rieure, L’inquiétude, La fente. Tan­tôt à la sur­face de ce corps ter­restre, tan­tôt en lui, ce désir inces­tueux inter­dit, Vincent Citot l’interroge de sur­croît : «  Entrer  dans le Monu­ment Basin, serait-ce ren­ver­ser le père pour accé­der à la mère ? (…) Je ne sais pas si je rentre dans un vagin sym­bo­lique, mais il fau­dra bien que je sorte de là. Je suis affec­ti­ve­ment remué mais pas fou »[20]  Ce retour à l’origine matri­cielle, jus­ti­fié par cette plon­gée dans les pro­fon­deurs des canyons  pour­rait  rap­pe­ler celui du phi­lo­sophe dans la caverne où le monde sen­sible pla­to­ni­cien.
Il révèle éga­le­ment un retour à la vie géo­lo­gique  la plus  simple et épu­rée, c’est-à-dire la vie miné­rale, comme si Vincent Citot, des­cen­dant de strates en strates, plon­geait éga­le­ment au fond de lui-même pour aller y cher­cher la quin­tes­sence de la vie ori­gi­nelle au point de jonc­tion entre exté­rieur et inté­rieur, entre pul­sion de vie et pul­sion de mort : « Sans doute trouvais-je dans le miné­ral l’envers du vital, et donc la pos­si­bi­lité d’exprimer néga­ti­ve­ment et sym­bo­li­que­ment la vie en tant que telle.  Même rai­son­ne­ment avec l’humanité et l’histoire de l’humanité : “La Green River Over­look, c’est à la fois une vision du temps et de l’éternité”. »[21]

Aller au fond de soi et au fond des choses, « tou­cher le fond du réel (…) être au fond de la mar­mite» où « il n’y a pas d’au-delà ni d’horizon »[22], retour­ner aux pre­miers com­men­ce­ments  sup­pose  enfin de trou­ver le lan­gage  adé­quat, celui qui épouse avec jus­tesse et sub­ti­lité  cette pos­si­bi­lité  de dire le réel mais aussi « les mille nuances  fugi­tives et les mille réso­nances pro­fondes »[23] de notre âme. C’est nor­ma­le­ment là le souci com­mun du phi­lo­sophe et de l’artiste. Vincent Citot se retrouve dans les deux.
Et s’il est avant tout phi­lo­sophe, en com­plé­ment du pur tra­vail concep­tuel et ration­nel que la pra­tique de la phi­lo­so­phie exige, la pho­to­gra­phie, et beau­coup plus récem­ment le récit lit­té­raire, semblent  deve­nir  les modes d’expression les plus appro­priés  pour  dire  ce savoir de l’existence, savoir  qui passe par l’expérience, jusqu’à cette obses­sion du com­men­ce­ment : « J’ai tou­jours milité pour que la phi­lo­so­phie  se tienne du côté de la science plu­tôt que de la lit­té­ra­ture, car elle est une dis­ci­pline théo­rique ; je com­prends à pré­sent pour­quoi ses liens sont pro­fonds avec la lit­té­ra­ture, car elle est aussi “un art”─ une pra­tique, une sagesse, une exis­tence qui s’écrit. »[24]

Ce voyage ini­tia­tique à rebours  des pro­jec­tions ration­nelles et psy­chiques de l’auteur  est donc aussi l’expérience du récit comme retour à la langue des ori­gines, retour à une écri­ture qui pré­cède le logos, retour à la langue mater­nelle. On peut rap­pe­ler à juste titre ce que Jacques  Lacan déve­loppe dans Encore pour reve­nir sur sa thèse de l’inconscient struc­turé comme un lan­gage. «Le lan­gage, dit-il, est fait de lalangue ; c’est une élu­cu­bra­tion de savoir sur la langue»[25]. L’inconscient est ici un savoir – et non plus une vérité – mais un savoir-faire avec lalangue dite mater­nelle qui nous affecte.
Ainsi, lalangue est  une sorte de pré-langage empreint  de la langue mater­nelle ; elle contient des bribes de celle-ci. Si l’on peut dire que l’on par­tage une même langue mater­nelle, lalangue est non seule­ment quelque chose de plus privé, propre à cha­cun, mais c’est aussi ce qui, à notre insu, est chargé des effets sur le corps, des effets de jouis­sance liés à notre prise dans le lan­gage. Elle mani­feste de la jubi­la­tion, voire une cer­taine exci­ta­tion : « (…) Une grande porte s’ouvre, me dévoi­lant un nou­veau jeu intel­lec­tuel (…)  Mais je ne laisse pas mon plai­sir être gâché  par cette nou­velle idée que je mets de côté pour reve­nir à la pré­cé­dente (…) Bon, il s’agit d’écrire un récit ? Pour­quoi pas com­men­cer tout de suite ? Mon exci­ta­tion est inter­rom­pue par ma rai­son qui s’adresse à ma par­tie dérai­son­nable dans des termes de cir­cons­tances (…) »[26]

Lalangue n’est donc  pas le lieu du code, le tré­sor du signi­fiant. Lalangue est mater­nelle  et peut être envi­sa­gée comme le pro­lon­ge­ment du corps mater­nel, c’est-à-dire le sub­sti­tut à l’absence du phal­lus mater­nel tan­dis que l’entrée dans le lan­gage chez l’enfant est émi­nem­ment mar­quée par l’inscription du sym­bole phal­lique por­teur du nom du père. On peut donc dire que la langue est en deçà du ver­bal comme lieu du tré­sor signi­fiant, elle est ce pré-langage dans lequel s’articule le pre­mier lien entre le corps mater­nel, le corps du sujet et sa psy­ché, lien entre le fémi­nin et l’élaboration pre­mière du mas­cu­lin pour le sujet nais­sant au lan­gage, lien certes archaïque mais fon­da­men­tal.
Lalangue peut être ainsi com­prise comme l’ensemble des pho­nèmes d’une langue don­née, une langue de fait mater­nelle, avec laquelle le sujet consti­tue les lettres de son désir, les signi­fiants de la pul­sion. Lalangue joue­rait par consé­quent ici l’instance de la lettre dans l’inconscient.  Lalangue  serait ainsi cette langue appro­chant le réel, pour ne pas dire lalangue du réel, lalangue des pre­miers com­men­ce­ments : « Je me fixe pour méthode de ne rien inven­ter, de ne dire que le vrai, et le plus fidè­le­ment pos­sible. Deux rai­sons à cela. D’abord, sur un plan lit­té­raire, j’ai assez de matière avec le réel ─ pour­quoi four­nir un effort d’imagination dans ces condi­tions ? Ensuite, je ne cherche pas prin­ci­pa­le­ment à diver­tir le lec­teur avec un récit d’aventures. »[27]

A tra­vers ce voyage aux mul­tiples dimen­sions, il est donc fort pos­sible que ce soit aussi cette langue ori­gi­nelle, en deçà des concepts,  qu’est allé cher­cher Vincent Citot dans les canyons du Colo­rado,  sans tou­te­fois, semble-t-il au lec­teur,  en avoir peut-être encore trouvé le style ou la forme lit­té­raire défi­ni­tive.
La lit­té­ra­ture est en effet une aven­ture, le moment du grand saut qui exige en contre­point de toute méthode encore sécu­ri­taire, un déra­ci­ne­ment avec le lan­gage concep­tuel et  sup­pose de lâcher la maî­trise ration­nelle (pater­nelle ?) de l’écriture.  Le détour par l’imaginaire auquel arrive fort bien Vincent Citot dans ses pho­tos, dussent-elles encore demeu­rer en leurs cadrages, concep­tuelles, est aussi néces­saire pour qu’advienne, que naisse le réel dans le récit.

Nonobs­tant,  toutes les condi­tions esthé­tiques du voyage lit­té­raire sont réunies — par­fois tein­tées d’humour lorsque l’auteur se laisse aller à quelques mises en scène : « Dans l’après-midi du 30 mai, pour­tant, il s’en est fallu de peu qu’on me retrou­vât mort sur white Rime Road, à la façon de ces gre­nouilles apla­ties et des­sé­chées qu’on trouve par­fois sur le bord des routes. Non pas mort à la suite d’un glo­rieux corps-à-corps avec un puma, mais sim­ple­ment mort de soif, comme un être stu­pide qui n’aurait pas pris assez d’eau. »[28] ; par­fois proches d’un road movie sur fond musi­cal : « Je prends la route à 4h40 et tra­verse Moab, ville endor­mie sur la musique de Mul­hol­land drive (com­posé pour David Lynch par Angelo Bada­la­menti).[29]

Finale­ment, le réel suf­fit à l’inspiration par  la beauté pit­to­resque de ces lieux sin­gu­liers  et mythiques. Ils ont pour­tant eu l’effet inverse sur Vincent Citot dont le « voyage a été une  entre­prise de démy­thi­fi­ca­tion ».[30]

syl­vie paillat

Vincent Citot, Détour par les USA, Récit de voyage et réflexions diverses, Paris, Édi­tions Maïa, 2018.



[1] De 1992 à 2004,  Vincent Citot mène une car­rière de décath­lo­nien au niveau natio­nal, et inter­na­tio­nal en 2002. En réa­li­sant 7107 points au décath­lon, en 2002, il devient vice-champion de France N2, et se classe au 217e rang mondial.

[2] V. Citot, Détour aux USA, Paris, Édi­tions Maïa, 2018, p.12.

[3] Selon la ter­mi­no­lo­gie laca­nienne, « Réel, sym­bo­lique et ima­gi­naire »  sont trois caté­go­ries  regrou­pées dans le schéma RSI qui per­mettent de com­prendre la psy­ché indi­vi­duelle et  son  évo­lu­tion. Le sym­bo­lique  est le champ du lan­gage et ren­voie au domaine des signi­fiants. L’imaginaire qui lui suc­cède consti­tue l’aspect fic­tion­nel et fan­tasmé de la psy­ché. Le réel est l’impensable, l’inaccessible, ce qui échappe à toute représentation.

[4] Ibid.,p.138.

[5] Ibid., p.138.

[6] Alain Juran­ville, La phi­lo­so­phie comme savoir de l’existence, Paris, PUF, Tomes I, II, III, 2000.

[7] V. Citot, Ibid., p.136.

[8] V. Citot, Ibid., p.135.

[9] V. Citot , Ibid.,p.7.

[10] Ibid.,p.53.

[11] V.Citot, Ibid, p.39.  L’ouvrage auquel fait réfé­rence Vincent Citot a été publié  aux édi­tions  « Le cercle Her­mé­neu­tique » sous le titre : La condi­tion phi­lo­so­phique et le pro­blème du com­men­ce­ment.

[12] Ibid., p.138. 

[13] Ibid., p.51.

[14] Ibid ., p.43.

[15] Ibid., p.51.

[16] Selon les termes freu­diens, la scène pri­mi­tive (Urs­zene), entre fan­tasme et réa­lité, laisse entendre que l’enfant se serait vu assis­ter aux rap­ports sexuels de ses parents.  « L’enfant  se trouve alors com­plè­te­ment exclu, impuis­sant et menacé de perdre l’amour de ses parents ; il n’a d’autre issue que de refou­ler ou de ten­ter de maî­tri­ser ces fan­tasmes par de nou­velles théo­ries sexuelles (…). En tant que repré­sen­tant le com­plexe d’Œdipe, la scène pri­mi­tive consti­tue la repré­sen­ta­tion à la fois de l’interdit de l’inceste et de sa trans­gres­sion par iden­ti­fi­ca­tion aux par­te­naires. » Jean-Claude Sempé in https://www.universalis.fr/encyclopedie/scene-primitive.

[17] On se repor­tera à son site (www.vincentcitot.com)  et plus pré­ci­sé­ment à la rubrique  « Etats Unis 2017 ».  Dans la pré­sen­ta­tion géné­rale du site, on  retrouve éga­le­ment  les  rubriques,  inté­rieurs I  et II, exté­rieurs I, II et III  qui consti­tuent  un aspect fon­da­men­tal  du tra­vail pho­to­gra­phique de Vincent Citot. Loin de s’opposer, ces espaces  « inté­rieurs  et exté­rieurs », se com­plètent et se font l’écho de la soli­tude humaine. Ils sont, pour reprendre les termes que le phi­lo­sophe Emma­nuel Kant uti­lise à pro­pos de l’espace et du temps, comme des « cadres a priori de la sen­si­bi­lité » et de la pen­sée dont la struc­ture méta­phy­sique inva­riable  per­met d’interroger tous les aspects de la condi­tion humaine. Ils donnent une atmo­sphère par­fois irréelle et flot­tante entre rêve et réa­lité, à la manière des films de David Lynch ou bien par­fois une atmo­sphère hit­ch­co­ckienne, faite d’attente et d’angoisse.

[18] D’un point de vue artis­tique, le spec­ta­teur est éga­le­ment amené  à  com­pa­rer cette photo  au célèbre des­sin L’Homme de Vitruve  réa­lisé par Léo­nard de Vinci qui repré­sente les pro­por­tions idéales par­faites du corps humain ins­crit dans un cercle (centre : le nom­bril) et un carré (centre : les organes géni­taux) (sym­bo­lique du cercle et du carré). Si  L’Homme de Vitruve est un sym­bole allé­go­rique emblé­ma­tique de l’Humanisme, de la Renais­sance, du ratio­na­lisme, de « L’Homme au centre de tout / Homme au centre de l’Uni­vers », de la mesure et de la repré­sen­ta­tion du monde, la photo de Vincent Citot nous invite à inter­ro­ger la place de l’homme, fina­le­ment seconde et per­due  dans l’immensité matri­cielle, ou si l’on pré­fère, l’infinité spatiale.

[19]  Selon Jacques Lacan, l’ infans  désigne l’enfant qui n’a pas encore accès  ou qui rentre tout juste dans la langue. En ces termes, il parle de sujet mythique parce que  dans toute psy­cho­ge­nèse, il y a fina­le­ment le  point cru­cial du com­men­ce­ment, en l’occurrence ici celui du sujet, où la théo­rie se fonde sur une recons­ti­tu­tion mythique.  Com­ment donc pen­ser l’avènement de la sub­jec­ti­vité chez l’infans entre le moment de la sépa­ra­tion d’avec le corps mater­nel et l’entrée dans le lan­gage, ce que Lacan nomme alié­na­tion signifiante ?

[20] Vincent Citot, Ibid., p.51.

[21] Ibid., p. 58.

[22] Ibid., p. 53.

[23] Henri Berg­son, Le rire. Essai sur la signi­fi­ca­tion du comique (1901), cha­pitre III : “Le comique de carac­tère”, PUF, coll. “Qua­drige”, 2002, p. 117–118.  Selon Berg­son, la fonc­tion com­mu­ni­ca­trice pra­tique et uti­li­taire du lan­gage, masque la nature même des choses et des êtres. Ainsi, « Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bor­nons, le plus sou­vent, à lire des éti­quettes col­lées sur elles. Cette ten­dance, issue du besoin, s’est encore accen­tuée sous l’influence du lan­gage. Car les mots (à l’exception des noms propres) dési­gnent des genres.» p.117–118.

[24] Vincent Citot., Ibid., p.137.

[25] J. Lacan, Le Sémi­naire, Livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.126–127.

[26] Vincent Citot, Ibid., p. 137.

[27] Ibid., p. 17.

[28] Ibid., p.45.

[29] Ibid., p.45.

[30] Ibid., p.138.

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