Jean-François Vernay, enseignant-chercheur et journaliste, est l’auteur de plusieurs essais littéraires dont la majorité a été traduit en anglais. Dix ans après la parution de son Panorama du roman australien des origines à nos jours, il sort un nouveau livre chez Hermann qui traite de la passion littéraire sous le titre de La séduction de la fiction (Paris: Hermann, 2019).
Gérald Gaudet est homme de multiples talents. Enseignant dans le supérieur, écrivain polygraphe (essayiste, poète, auteur de fictions), animateur et éditeur, il nourrit une véritable passion pour la littérature en étant présent sur tous les fronts littéraires. Dans Écrire, Aimer, Penser : Entretiens sur l’essai et la création littéraires, il interroge autant des textes québécois que leurs auteurs avec une sensibilité digne de ceux qui s’abandonnent sans retenue aux plaisirs polymorphes de la fiction.
Après avoir fait des études de baccalauréat, de maîtrise et de doctorat en littérature québécoise à l’Université Laval, Gérald Gaudet est devenu professeur de littérature au Cégep de Trois-Rivières (1975–2010), puis, pendant près de dix ans, chargé de cours au Département de français de l’UQTR, là où ses nombreux champs d’intérêt se sont affirmés : l’histoire littéraire, l’histoire des mentalités, des imaginaires et des littératures, la psychanalyse littéraire, l’histoire de l’art, la lecture postmoderne, la littérature contemporaine, le roman, la poésie.
Membre du comité de rédaction de la revue de poésie estuaire dès 1984, Gérald Gaudet en a été le directeur de 1985 à 1993. Au cours des ans, il a signé des collaborations au Magazine littéraire, à Lettres québécoises, au Nouvelliste (1981–1982), au Devoir (1985–1988), et au journal culturel aXe (1994–1995) dont il fut par ailleurs l’un des membres fondateurs.
Parmi ses ouvrages remarqués, on retient notamment un recueil d’entretiens, Voix d’écrivains (Québec-Amérique, 1985) et plusieurs fictions poétiques dont Lignes de nuit (L’Hexagone, 1986). Il a été le président de la Société des Écrivains de la Mauricie de 1993 à 1996 et de 2004 à 2008. En 1995, il publiait un recueil de poésie la Fiction de l’âme qui lui a permis d’être finaliste au Prix du Gouverneur général du Canada et de recevoir le Grand Prix de littérature de la Ville de Trois-Rivières. De juillet à décembre 2001, il a occupé le Studio du Québec à Rome. Il est fortement impliqué dans le Festival international de la poésie de Trois-Rivières.1
« L’émoi littéraire est d’abord séduction d’une écriture »
Jean-François Vernay: Bonjour Monsieur Gérald Gaudet. Je vois en vous le chef de chœur qu’il reste à présenter à l’issue de ce véritable livre choral que vous venez de publier aux éditions Nota Bone, livre où des voix multiples chantent la cause littéraire à l’unisson. En guise de conclusion à l’avant-propos de Écrire, Aimer, Penser: Entretiens sur l’essai et la création littéraires, vous déclarez que “l’essai peut être comme le poème ‘une façon de travailler et retravailler sa façon d’être avec le langage’, jusqu’à devenir parfois dialogue et même lettre d’amour”. Considérez-vous ce recueil d’entretiens comme un essai polyphonique ?
Gérald Gaudet: Vous parlez d’un « livre choral ». L’idée me plaît et me paraît de toute évidence juste. Vous avez bien senti mon projet. À chaque rencontre, je tentais de voir ce qui motivait les exercices d’une pensée en marche chez des écrivains pleins de ferveur certainement, mais qui cherchaient comme le flâneur à saisir la complexité d’une existence jetée dans le monde et dans le langage sans tenir, ni détenir une ligne argumentative soucieuse de nous convaincre du regard diagnostic qu’ils pouvaient poser sur le monde qui les entoure. Ils parlaient pour eux-mêmes. Ils font partie du monde, cela est bien évident, mais c’est leur être dans ce monde qui est en jeu et qui se travaille et se retravaille dans leur dialogue.
L’essai est polyphonique. Vous avez raison de me le rappeler. Chaque entretien l’est de toute façon. Plusieurs voix (ou lignes mélodiques), quoiqu’indépendantes, restent liées dans la voix singulière de chaque écrivain singulier. Il n’y a rien de strictement linéaire dans l’échange que j’ai avec les écrivains retenus. C’est de l’intérieur même des motivations profondes de chacun et chacune que l’élan des questions et réponses venait. J’étais sur leur terrain, à l’intérieur des lignes de force que j’avais perçues chez chacun et chacune. Ces lignes dialoguaient entre elles. Chaque écrivain a les siennes, elles sont en lien, sans qu’ils ne le soupçonnent eux-mêmes, avec celles des autres.
Vous me présentez comme un « chef de chœur ». L’idée est flatteuse. Croyez-moi cependant, l’harmonie que l’on peut entendre au-delà de toutes les particularités à l’œuvre est venue d’elle-même sans que je l’aie vraiment pensée. Je pense à Baudelaire et à son poème « Correspondances », je me dis qu’il y a bien dans Écrire, aimer, penser une « ténébreuse et profonde unité » qui ne pouvait que se manifester au fur et à mesure de votre lecture et de la nôtre parce que nous avons affaire à des « ébranlés » dans la culture de leur époque.
J’apprécie votre modestie.A deux exceptions près, il y a tout un art de l’entretien à l’œuvre où vous vous effacez derrière des questions courtes afin de laisser la parole aux écrivains. La première exception est un entretien d’outre-tombe avec le regretté Pierre Vadeboncœur (1920–2010), propos constitués de citations émaillées de commentaires, mais pourquoi avoir conservé cette forme hybride avec Jacques Brault (né en 1933)?
Je vous reprendrais. Lorsque j’ai rencontré Pierre Vadeboncoeur pour la revue Lettres québécoises en 1987, il était bel et bien vivant. Et c’est parce que sa présence s’est fait sentir dans la parole de plusieurs écrivains actuels que j’ai cru nécessaire de rappeler notre entretien à la mémoire des lecteurs actuels. J’ai repris les entretiens avec Jacques Brault et Madeleine Gagnon pour les mêmes raisons. Tout mon travail, et c’est particulièrement vrai dans Écrire, aimer, penser, se vit avec une certaine conscience de l’histoire. Je reprends en ce sens une idée chère à Gaston Miron qui serait d’écrire une « histoire littéraire vivante ». J’écris, j’accueille, je rassemble pour qu’on n’oublie pas, pour qu’on puisse « tenir le pas gagné » comme le disait Rimbaud.
Les deux entretiens que vous relevez ont, il est vrai, été rédigés en 1986 et 1987. Ma manière était différente. Si je m’effaçais presque complètement au profit de la parole des écrivains, c’est que je tenais après une réorganisation des propos faire apparaître plus directement le mouvement interne d’une pensée en acte. Aujourd’hui, j’aime laisser les questions telles qu’elles sont apparues au cours de l’échange pour qu’on puisse davantage en saisir la dynamique. Même s’il y a réécriture, je tiens à me rapprocher de son caractère oral.
(Rires) Oui, lorsque je parle métaphoriquement d’entretien d’outre-tombe, c’est pour faire référence au fait que vous lui offrez voix au chapitre à titre posthume. Après vous être frotté à l’œuvre et au style littéraire de ces douze créateurs, êtes-vous en mesure de faire saillir la spécificité, s’il en est, de la littérature québécoise ?
(Rires) Nous vivrons donc en paix avec nos morts. J’ai beaucoup aimé l’essai de Danièle Sallenave justement intitulé Le don des morts. Elle faisait sien un autre mot de Baudelaire : « faire redire aux morts rajeunis leurs passions interrompues ». C’est parce que l’essai chez Pierre Vadeboncoeur se situe entre l’action et la méditation qu’il m’a paru nécessaire de le rappeler d’entrée de jeu. Tous les écrivains rencontrés se situent dans cette lignée.
Vous me parlez de la spécificité de la littérature québécoise. La question m’embête un peu. Depuis les années 1980, notre littérature cesse de se vouloir québécoise. Elle ne cherche plus comme c’était le cas dans les années 1960 à dessiner les traits de l’homo quebecensis. « Le monde passe par ici », a déjà dit le poète Gatien Lapointe. Notre littérature est une littérature inscrite dans le monde. Les questions qu’elle se pose et qu’elle nous pose concernent nos capacités de vivre, d’aimer et de penser en cette époque néolibérale peu soucieuse de l’être.
Justement, dans Le don des Morts, Danièle Sallenave a une belle formule à propos de la littérature: « En figurant le monde, dit-elle, la littérature l’ouvre au jeu, au rêve, à l’utopie, à l’uchronie. Devant elle, grâce à elle, le monde cesse d’être le lieu de la vérité unique, de la vérité d’état : il est aussi ce qu’il aurait pu, ou ce qu’il devrait être »2. Etienne Beaulieu y voit une choréographie de signes (61) ou « des nuages de prose » (66), Milan Kundéra définit le roman comme « le paradis imaginaire des individus » (63), Jan Patočka envisage la littérature comme « le monde de la vie », « le monde de l’apparaître » (67), alors que Nicolas Lévesque, fidèle à son héritage freudien, déclare que « la littérature est une autre scène » (133). Après avoir publié quatorze ouvrages d’essai et de création littéraires, j’aimerais que vous partagiez votre conception personnelle.
Pour moi, toute expérience littéraire est d’abord un travail de langage. Je reste proche de Rimbaud et de la psychanalyse en soutenant que dans un roman, un essai, une pièce de théâtre ou un poème, qu’on soit lecteur ou écrivain, on se trouve projeté sur « une autre scène » car « je est un autre ». Ce je peut s’absenter, il est certes autrement placé dans du plus grand que lui. Il se lance dans de l’autre, même du « tout autre » et voit à l’œuvre de la pensée et de l’émotion sous forme de personnages, de scénarios ou de jeux de langage car le monde, en soi et hors de soi, est complexe, hors de portée, et pourtant absolument fascinant. Pour moi, tout compte fait, toute écriture est expérience de langage et d’existence porteuse de connaissance sur ce qu’est un être humain et sur le monde, en lui et hors de lui, tel qu’il le fait et le défait.
Vous rangez-vous à l’opinion de Louise Dupré selon laquelle « Les écrivains sont des empêcheurs de tourner en rond » (123) ?
J’oserais même ajouter avec Robert Lalonde que l’écrivain est toujours celui qui dans la famille porte avec lui un cadavre. C’est la raison pour laquelle il dérange. Quand il prend des risques en se méfiant des discours ambiants, il sort du cercle réconfortant et rassurant. L’écrivain, quel que soit le type de langage qu’il explore, n’a qu’un devoir et une responsabilité : faire voir, remettre au-devant des yeux ce qu’on ne voit pas ou ne veut pas voir. Et quand on est poète ou essayiste, l’exigence est encore plus grande.
Lors de votre entretien avec Robert Lalonde, dans lequel il cite en effet Simenon et son clin d’œil au polar, vous lui demandez : « Que permet l’écriture? » (175) ? Je vous retourne la question.
Je vous dirais que fondamentalement – je parle pour moi – elle nous aide à sortir de nous-même, à agrandir notre moi. Nous sommes limités de différentes façons – par notre histoire, notre lieu de naissance, notre condition sociale, affective, familiale, notre sexualité… — et la littérature, celle qu’on lit et celle qu’on écrit, nous met en lien avec d’autres humains, d’autres sociétés et même d’autres civilisations. De plus, en nous permettant d’explorer sous divers angles les multiples dimensions qui nous composent en tant qu’être parlant, désirant, pensant, elle nous en apprend sur les possibles qu’il y a en nous et hors de nous et qui ne demandait qu’une langue travaillée, aimée, auscultée pour se donner pleinement.
Le géographe Luc Bureau a déjà écrit : « L’homme est un animal de résonances ». J’ai toujours aimé cette idée puisqu’elle disait que nous étions dans l’univers et que l’univers était en nous, que nous avons tout à voir avec l’histoire du monde, ce qui avec elle et en elle s’est maintenu et s’est transformé.
J’ai toujours aimé aussi l’idée d’un romancier que j’affectionne depuis très longtemps, que vous ne devez pas connaître, mais qui est extrêmement important pour notre littérature. Je parle de Victor-Lévy Beaulieu qui, à ses débuts, en étant sous le charme d’un écrivain de la démesure nommé Victor Hugo, s’était dit : « Je voulais être et il n’était pas question que je le sois à moitié. ». L’écriture est une façon pour moi en somme de ne pas être moins que ce que je puis être. Et même aujourd’hui, je peux dire qu’il me faudra encore côtoyer des géants comme ceux que j’ai rencontrés pour Écrire, aimer, penser pour savoir comment faire.
Magnifique déclaration enflammée à ce que peut la littérature ! Cela nous donne plus d’un point en commun car vous vous êtes, vous aussi, penché sur le thème de la séduction de la fiction en dirigeant un numéro de la revue québécoise Estuaire intitulé « La séduction du romanesque ». Pourriez-vous nous raconter vos premiers émois littéraires ?
Il m’est difficile de parler de mes premiers émois littéraires. Tout émoi littéraire pour un nouveau livre de fiction est pour moi toujours le premier. Il fait partie de mon histoire et s’ajoute aux précédents. Si j’avais « la science de Dieu », je pourrais sans doute voir toutes les strates qui se superposent. L’archéologie pourrait se faire verticalement et horizontalement.
Parlant de verticalité, je pense au poète Saint-Denys Garneau qui parlait d’ « exigence verticale » dans un monde qui n’offrait à son regard qu’une désolation sans fin. Je vous parlais plus tôt de Victor-Lévy Beaulieu. Lui aussi voyait haut. Il avait décomposé le mot « écriture » en y entendant d’autres mots. Il avait alors dit : « le cri et le rite, ces deux obsessions grâce auxquelles se fonde la véritable poésie ». Cette force d’une écriture ramassée et exigeante, je la retrouve aussi chez Pascal Quignard, Marguerite Duras ou Mathieu Riboulet.
Pour moi, l’émoi littéraire est d’abord séduction d’une écriture. C’est ce qui m’avait plus aussi chez Gaston Bachelard, ce grand philosophe de l’imagination et ce grand amoureux des mots.
Dans ses propos, Madeleine Gagnon cite Roland Barthes (46), qui possédait un sens aigu de la formule. Dans ses Essais critiques (1964), on en a un parfait exemple lorsque le regretté sémioticien déclare : « on écrit pour être aimé, on est lu sans pouvoir l’être ». Y a t-il toujours un besoin narcissique au cœur de l’écriture ? Que faudrait-il mettre en œuvre afin que le charme opère ?
On écrit d’abord pour soi, pour se projeter en soi et dans du plus grand que soi. On ausculte son âme, on la pèse, on la tente, dirait Rimbaud. Qu’il y ait un besoin narcissique d’abord me semble évident dans la mesure où celui ou celle qui écrit le fait parce qu’il ne peut faire autrement. C’est une façon de vivre et même de survivre dans un monde qui ne semble pas toujours fait pour nous.
Je pense à Lacan quand il disait : « Aimer c’est offrir ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Écrire est du même ordre. Le charme n’opère que partiellement. Il opère tout de même quand on étonne en étant soi et plus que soi, quand on dit le monde et plus que le monde. L’essentiel, c’est d’offrir un autre regard avec une autre manière de dire. Dire le convenu, dire quand ça ne montre que ce qu’on sait déjà, ça ne peut avoir aucun charme. Il faut aller plus loin, explorer un peu plus, un mieux le territoire qu’on s’est donné comme champ d’étude.
« L’endroit le plus érotique d’un corps, rappelait Barthes dans Le plaisir du texte, c’est quand le vêtement baille ». Pas de charme s’il n’y a pas un léger soulèvement : voilement et dévoilement.
Dans La création littéraire à l’université (2018), Violaine Houdart-Merot évoque la professionalisation des métiers de l’écriture avec des masters à double volet (recherche-création), inspirés en partie des pratiques canadiennes dont la réputation dans ce domaine est internationale. Comment expliquer historiquement ce foisonnement littéraire et ce grand intérêt pour la créativité ?
Qu’on en soit conscient ou non, qu’on veuille l’admettre ou non dans nos sociétés notamment, l’esprit créateur c’est ce qui fait vivre. Cela donne du sens à une vie qui peut être en panne. Mettre des mots sur ce que l’on porte, cela que l’on veut dire et ne pas dire, mais qu’il faut dire sinon on peut en crever, du moins être en deçà de ce qu’il nous faut pour respirer, n’est-ce pas un besoin fondateur chez bien des gens.
Je donne des ateliers d’écriture. Pas nécessairement par choix, mais parce qu’on est venu me chercher. Je sais que ça répond à un besoin. Chacun porte une histoire qu’il sait unique et il sent la nécessité, même tardivement, de lui donner une forme pour soi-même d’abord, pour les autres – enfants, petits-enfants parfois – parce qu’on en est rendu là : il faut dire ce que l’on est, ce que l’on a été, réparer quelques blessures, redonner une voix à ce qui a été tenu sous silence.
Ce besoin que vous évoquiez vient peut-être aussi du fait qu’on vit dans des sociétés narcissiques qui renvoient chacun à sa solitude. On a besoin de parler, mais on est seul. On se donne des lieux où sa parole peut être accueillie et partagée.
Ce besoin de parler, que vous venez d’identifier, correspond-il à un besoin de rendre compte ou à un besoin de fabuler ? Cette distinction est évoquée de manière plus élaborée par Yvon Rivard qui déclare : « En tout cas, je sais qu’écrire des essais, même si peu de gens les lisent, me donne l’impression non pas de changer le monde mais de m’en rapprocher, alors que le roman, comme le disait Yourcenar, me rapproche de ce que j’ai été, de ce que je crois avoir été ou de ce que j’ai voulu être »(101–2). Quel est le genre le plus populaire dans la littérature québécoise ?
Comme partout ailleurs, du moins en Occident, c’est le roman qui domine au Québec. Je reviendrais par ailleurs sur l’affirmation d’Yvon Rivard. Ce qu’il dit est vrai pour lui, mais aussi pour une bonne part des écrivains d’ici, qu’ils soient poètes, romanciers ou essayistes. L’écrivain, qu’il soit homme ou femme, semble avoir renoncé aux grands rêves transformateurs de civilisation ou de société. Le monde est dépoétisé pour un bon nombre car la réalité est inconfortable, destructrice et trouble. On semble pris avec sa réalité. On l’habite pleinement, on l’examine bien sûr avec consternation, ironie ou tendresse. Cela peut aller jusqu’à la représentation crue d’une condition de vie intenable, déstructurante et minable. Certains ont parfois fait le deuil de l’humanité. D’autres cependant ne renoncent pas tout à fait. Leur désir de ferveur, pour eux-mêmes et pour les autres, sur fond de mélancolie ne les quitte pas.
Robert Lalonde vous confiait que ses chroniques littéraires pour Le Devoir ont été une étape importante dans son « travail d’écrivain» (164). Et vous, comment avez-vous fait vos gammes ?
Je crois que ces chroniques se sont ajoutées à une pratique d’écriture déjà bien inscrite dans sa façon de vivre. Elles lui ont lancé des défis. Il pensait ne pas avoir tout à fait ce qu’il fallait et il y est arrivé. Il a bien sûr fait ses gammes comme tous les autres écrivains en pastichant des écrivains aimés, puis en faisant quelques rencontres déterminantes il en est arrivé à un style plus personnel. « Travailler et retravailler son être dans le langage », c’est en fait le travail de toute une vie.
Vous me posez aussi la question. Je pourrais dire qu’il en est de même. J’ajouterais cependant que les travaux scolaires m’ont aussi aidé à vivre dans une langue riche d’évocations. Certains professeurs pouvaient le déplorer, mais je tenais à donner aux mots (certainement au réel) un deuxième sens, un deuxième souffle. L’enseignement, la présidence de quelques associations, le travail en revue, à Estuaire notamment, m‘ont forcé à chercher la formule la plus juste qui pouvait démultiplier le sens et être riche de mémoires. Cela rapprochait ma langue d’une langue à caractère poétique : en peu de mots, il me fallait dire beaucoup.
J’aime ce qui recueille et jaillit. Baudelaire – encore lui ! – le laissait bien entendre dans sa double postulation : « De la concentration et de l’évaporation du moi, tout est là. »
Je pense que c’est une modalité assez visible dans mes fictions poétiques et dans ma manière d’envisager l’essai.
Y a t-il matière à faire des rapprochements entre la fiction et le documentaire, entre écrire une histoire et raconter son histoire lors d’entretiens, comme ceux que vous avez menés ?
La question est belle, mais complexe.
Quand je me retrouve devant un texte à écrire pour lequel il faut certaines informations et certaines idées fortes, je rassemble quelques livres-clés qui vont m’accompagner, me lancer des défis et m’ouvrir des dimensions insoupçonnées. Un mot, une expression, une tournure de phrase peuvent changer complètement le cours de mes réflexions. Je me laisse porter. Les mots m’amènent là où ils veulent, les idées aussi. Mon attention est flottante : je suis ouvert à toutes les surprises. De cette manière, je crois comme Robert Lalonde à la valeur de l’accident. L’accident, c’est ce qui surgit sans qu’on l’ait prévu.
Quand je mène un entretien, je relis les ouvrages de l’écrivain retenu. Ce sont alors eux de façon privilégiée qui me lancent des défis. Je tente là aussi, dans l’amitié critique, en me situant au plus près de ce qui me semble au cœur du projet d’écrire et d’exister, de retenir les idées fortes, les expressions porteuses. Et dans l’entretien, dans cette façon de nous tenir entre nous, écrivain et lecteur, je me laisse porter par le fil de la conversation en me souvenant de ce que j’ai pu noter d’essentiel chez l’auteur.
Et quand je décide d’un livre d’entretiens, je ne procède pas autrement. Ma connaissance des acteurs significatifs dans un domaine précis me donne alors des noms, des pistes. Et je fais confiance au hasard. Un livre comme Écrire, aimer, penser a demandé beaucoup de temps.
Dans la création poétique, je suis un peu comme le flâneur de Baudelaire qui, dans la foule, se trouve à la fois dans le monde et hors du monde. Je suis l’homme des « correspondances ». J’observe, je sens, je note. Me retrouver dans un café ou un bar, sur une terrasse, près de la mer idéalement, me permet d’être ce lieu d’accueil et de résonances que j’évoquais plus tôt. Tout s’écrit au fil de la plume, je me laisse porter par les évocations et les souvenirs. C’est jubilatoire.
Merci d’avoir pris le temps de ce partage avec nous.
Propos recueillis par Jean-François Vernay pour le litteraire.com le 17 août 2019.
Gérald Gaudet, Écrire, Aimer, Penser : Entretiens sur l’essai et la création littéraires (Québec: Nota Bene, 2019), 270 p.