Entretien avec Gérald Gaudet (Écrire, Aimer, Penser : Entretiens sur l’essai et la création littéraires)

Jean-François Ver­nay, enseignant-chercheur et jour­na­liste, est l’auteur de plu­sieurs essais lit­té­raires dont la majo­rité a été tra­duit en anglais. Dix ans après la paru­tion de son Pano­rama du roman aus­tra­lien des ori­gines à nos jours, il sort un nou­veau livre chez Her­mann qui traite de la pas­sion lit­té­raire sous le titre de La séduc­tion de la fic­tion (Paris: Her­mann, 2019).

Gérald Gau­det est homme de mul­tiples talents. Ensei­gnant dans le supé­rieur, écri­vain poly­graphe (essayiste, poète, auteur de fic­tions), ani­ma­teur et édi­teur, il nour­rit une véri­table pas­sion pour la lit­té­ra­ture en étant pré­sent sur tous les fronts lit­té­raires. Dans Écrire, Aimer, Pen­ser : Entre­tiens sur l’essai et la créa­tion lit­té­raires, il inter­roge autant des textes qué­bé­cois que leurs auteurs avec une sen­si­bi­lité digne de ceux qui s’abandonnent sans rete­nue aux plai­sirs poly­morphes de la fiction.

Après avoir fait des études de bac­ca­lau­réat, de maî­trise et de doc­to­rat en lit­té­ra­ture qué­bé­coise à l’Université Laval, Gérald Gau­det est devenu pro­fes­seur de lit­té­ra­ture au Cégep de Trois-Rivières (1975–2010), puis, pen­dant près de dix ans, chargé de cours au Dépar­te­ment de fran­çais de l’UQTR, là où ses nom­breux champs d’intérêt se sont affir­més : l’histoire lit­té­raire, l’histoire des men­ta­li­tés, des ima­gi­naires et des lit­té­ra­tures, la psy­cha­na­lyse lit­té­raire, l’histoire de l’art, la lec­ture post­mo­derne, la lit­té­ra­ture contem­po­raine, le roman, la poé­sie.
Membre du comité de rédac­tion de la revue de poé­sie estuaire dès 1984, Gérald Gau­det en a été le direc­teur de 1985 à 1993. Au cours des ans, il a signé des col­la­bo­ra­tions au
Maga­zine lit­té­raire, à Lettres qué­bé­coises, au Nou­vel­liste (1981–1982), au Devoir (1985–1988), et au jour­nal cultu­rel aXe (1994–1995) dont il fut par ailleurs l’un des membres fondateurs.

Parmi ses ouvrages remar­qués, on retient notam­ment un recueil d’entretiens, Voix d’écrivains (Québec-Amérique, 1985) et plu­sieurs fic­tions poé­tiques dont Lignes de nuit (L’Hexagone, 1986). Il a été le pré­sident de la Société des Écri­vains de la Mau­ri­cie de 1993 à 1996 et de 2004 à 2008. En 1995, il publiait un recueil de poé­sie la Fic­tion de l’âme qui lui a per­mis d’être fina­liste au Prix du Gou­ver­neur géné­ral du Canada et de rece­voir le Grand Prix de lit­té­ra­ture de la Ville de Trois-Rivières. De juillet à décembre 2001, il a occupé le Stu­dio du Qué­bec à Rome. Il est for­te­ment impli­qué dans le Fes­ti­val inter­na­tio­nal de la poé­sie de Trois-Rivières.1

 « L’émoi lit­té­raire est d’abord séduc­tion d’une écri­ture » 

Jean-François Ver­nay: Bon­jour Mon­sieur Gérald Gau­det. Je vois en vous le chef de chœur qu’il reste à pré­sen­ter à l’issue de ce véri­table livre cho­ral que vous venez de publier aux édi­tions Nota Bone, livre où des voix mul­tiples chantent la cause lit­té­raire à l’unisson. En guise de conclu­sion à l’avant-propos de Écrire, Aimer, Pen­ser: Entre­tiens sur l’essai et la créa­tion lit­té­raires, vous décla­rez que “l’essai peut être comme le poème ‘une façon de tra­vailler et retra­vailler sa façon d’être avec le lan­gage’, jusqu’à deve­nir par­fois dia­logue et même lettre d’amour”. Considérez-vous ce recueil d’entretiens comme un essai poly­pho­nique ?

Gérald Gau­det: Vous par­lez d’un « livre cho­ral ». L’idée me plaît et me paraît de toute évi­dence juste. Vous avez bien senti mon pro­jet. À chaque ren­contre, je ten­tais de voir ce qui moti­vait les exer­cices d’une pen­sée en marche chez des écri­vains pleins de fer­veur cer­tai­ne­ment, mais qui cher­chaient comme le flâ­neur à sai­sir la com­plexité d’une exis­tence jetée dans le monde et dans le lan­gage sans tenir, ni déte­nir une ligne argu­men­ta­tive sou­cieuse de nous convaincre du regard diag­nos­tic qu’ils pou­vaient poser sur le monde qui les entoure. Ils par­laient pour eux-mêmes. Ils font par­tie du monde, cela est bien évident, mais c’est leur être dans ce monde qui est en jeu et qui se tra­vaille et se retra­vaille dans leur dialogue.

L’essai est poly­pho­nique. Vous avez rai­son de me le rap­pe­ler. Chaque entre­tien l’est de toute façon. Plu­sieurs voix (ou lignes mélo­diques), quoiqu’indépendantes, res­tent liées dans la voix sin­gu­lière de chaque écri­vain sin­gu­lier. Il n’y a rien de stric­te­ment linéaire dans l’échange que j’ai avec les écri­vains rete­nus. C’est de l’intérieur même des moti­va­tions pro­fondes de cha­cun et cha­cune que l’élan des ques­tions et réponses venait. J’étais sur leur ter­rain, à l’intérieur des lignes de force que j’avais per­çues chez cha­cun et cha­cune. Ces lignes dia­lo­guaient entre elles. Chaque écri­vain a les siennes, elles sont en lien, sans qu’ils ne le soup­çonnent eux-mêmes, avec celles des autres.

Vous me pré­sen­tez comme un « chef de chœur ». L’idée est flat­teuse. Croyez-moi cepen­dant, l’harmonie que l’on peut entendre au-delà de toutes les par­ti­cu­la­ri­tés à l’œuvre est venue d’elle-même sans que je l’aie vrai­ment pen­sée. Je pense à Bau­de­laire et à son poème « Cor­res­pon­dances », je me dis qu’il y a bien dans Écrire, aimer, pen­ser une « téné­breuse et pro­fonde unité » qui ne pou­vait que se mani­fes­ter au fur et à mesure de votre lec­ture et de la nôtre parce que nous avons affaire à des « ébran­lés » dans la culture de leur époque.

J’apprécie votre modes­tie.A deux excep­tions près, il y a tout un art de l’entretien à l’œuvre où vous vous effa­cez der­rière des ques­tions courtes afin de lais­ser la parole aux écri­vains. La pre­mière excep­tion est un entre­tien d’outre-tombe avec le regretté Pierre Vade­bon­cœur (1920–2010), pro­pos consti­tués de cita­tions émaillées de com­men­taires, mais pour­quoi avoir conservé cette forme hybride avec Jacques Brault (né en 1933)?

Je vous repren­drais. Lorsque j’ai ren­con­tré Pierre Vade­bon­coeur pour la revue Lettres qué­bé­coises en 1987, il était bel et bien vivant. Et c’est parce que sa pré­sence s’est fait sen­tir dans la parole de plu­sieurs écri­vains actuels que j’ai cru néces­saire de rap­pe­ler notre entre­tien à la mémoire des lec­teurs actuels. J’ai repris les entre­tiens avec Jacques Brault et Made­leine Gagnon pour les mêmes rai­sons. Tout mon tra­vail, et c’est par­ti­cu­liè­re­ment vrai dans Écrire, aimer, pen­ser, se vit avec une cer­taine conscience de l’histoire. Je reprends en ce sens une idée chère à Gas­ton Miron qui serait d’écrire une « his­toire lit­té­raire vivante ». J’écris, j’accueille, je ras­semble pour qu’on n’oublie pas, pour qu’on puisse « tenir le pas gagné » comme le disait Rimbaud.

Les deux entre­tiens que vous rele­vez ont, il est vrai, été rédi­gés en 1986 et 1987. Ma manière était dif­fé­rente. Si je m’effaçais presque com­plè­te­ment au pro­fit de la parole des écri­vains, c’est que je tenais après une réor­ga­ni­sa­tion des pro­pos faire appa­raître plus direc­te­ment le mou­ve­ment interne d’une pen­sée en acte. Aujourd’hui, j’aime lais­ser les ques­tions telles qu’elles sont appa­rues au cours de l’échange pour qu’on puisse davan­tage en sai­sir la dyna­mique. Même s’il y a réécri­ture, je tiens à me rap­pro­cher de son carac­tère oral.

(Rires) Oui, lorsque je parle méta­pho­ri­que­ment d’entre­tien d’outre-tombe, c’est pour faire réfé­rence au fait que vous lui offrez voix au cha­pitre à titre post­hume. Après vous être frotté à l’œuvre et au style lit­té­raire de ces douze créa­teurs, êtes-vous en mesure de faire saillir la spé­ci­fi­cité, s’il en est, de la lit­té­ra­ture québécoise ?

(Rires) Nous vivrons donc en paix avec nos morts. J’ai beau­coup aimé l’essai de Danièle Sal­le­nave jus­te­ment inti­tulé Le don des morts. Elle fai­sait sien un autre mot de Bau­de­laire : « faire redire aux morts rajeu­nis leurs pas­sions inter­rom­pues ». C’est parce que l’essai chez Pierre Vade­bon­coeur se situe entre l’action et la médi­ta­tion qu’il m’a paru néces­saire de le rap­pe­ler d’entrée de jeu. Tous les écri­vains ren­con­trés se situent dans cette lignée.

Vous me par­lez de la spé­ci­fi­cité de la lit­té­ra­ture qué­bé­coise. La ques­tion m’embête un peu. Depuis les années 1980, notre lit­té­ra­ture cesse de se vou­loir qué­bé­coise. Elle ne cherche plus comme c’était le cas dans les années 1960 à des­si­ner les traits de l’homo que­be­cen­sis. « Le monde passe par ici », a déjà dit le poète Gatien Lapointe. Notre lit­té­ra­ture est une lit­té­ra­ture ins­crite dans le monde. Les ques­tions qu’elle se pose et qu’elle nous pose concernent nos capa­ci­tés de vivre, d’aimer et de pen­ser en cette époque néo­li­bé­rale peu sou­cieuse de l’être.

Jus­te­ment, dans Le don des Morts, Danièle Sal­le­nave a une belle for­mule à pro­pos de la lit­té­ra­ture: « En figu­rant le monde, dit-elle, la lit­té­ra­ture l’ouvre au jeu, au rêve, à l’utopie, à l’uchronie. Devant elle, grâce à elle, le monde cesse d’être le lieu de la vérité unique, de la vérité d’état : il est aussi ce qu’il aurait pu, ou ce qu’il devrait être »2. Etienne Beau­lieu y voit une cho­réo­gra­phie de signes (61) ou « des nuages de prose » (66), Milan Kun­déra défi­nit le roman comme « le para­dis ima­gi­naire des indi­vi­dus » (63), Jan Patočka envi­sage la lit­té­ra­ture comme « le monde de la vie », « le monde de l’apparaître » (67), alors que Nico­las Lévesque, fidèle à son héri­tage freu­dien, déclare que « la lit­té­ra­ture est une autre scène » (133). Après avoir publié qua­torze ouvrages d’essai et de créa­tion lit­té­raires, j’aimerais que vous par­ta­giez votre concep­tion personnelle.

Pour moi, toute expé­rience lit­té­raire est d’abord un tra­vail de lan­gage. Je reste proche de Rim­baud et de la psy­cha­na­lyse en sou­te­nant que dans un roman, un essai, une pièce de théâtre ou un poème, qu’on soit lec­teur ou écri­vain, on se trouve pro­jeté sur « une autre scène » car « je est un autre ». Ce je peut s’absenter, il est certes autre­ment placé dans du plus grand que lui. Il se lance dans de l’autre, même du « tout autre » et voit à l’œuvre de la pen­sée et de l’émotion sous forme de per­son­nages, de scé­na­rios ou de jeux de lan­gage car le monde, en soi et hors de soi, est com­plexe, hors de por­tée, et pour­tant abso­lu­ment fas­ci­nant. Pour moi, tout compte fait, toute écri­ture est expé­rience de lan­gage et d’existence por­teuse de connais­sance sur ce qu’est un être humain et sur le monde, en lui et hors de lui, tel qu’il le fait et le défait.

Vous rangez-vous à l’opinion de Louise Dupré selon laquelle « Les écri­vains sont des empê­cheurs de tour­ner en rond » (123) ?

J’oserais même ajou­ter avec Robert Lalonde que l’écrivain est tou­jours celui qui dans la famille porte avec lui un cadavre. C’est la rai­son pour laquelle il dérange. Quand il prend des risques en se méfiant des dis­cours ambiants, il sort du cercle récon­for­tant et ras­su­rant. L’écrivain, quel que soit le type de lan­gage qu’il explore, n’a qu’un devoir et une res­pon­sa­bi­lité : faire voir, remettre au-devant des yeux ce qu’on ne voit pas ou ne veut pas voir. Et quand on est poète ou essayiste, l’exigence est encore plus grande.

Lors de votre entre­tien avec Robert Lalonde, dans lequel il cite en effet Sime­non et son clin d’œil au polar, vous lui deman­dez : « Que per­met l’écriture? » (175) ? Je vous retourne la question.

Je vous dirais que fon­da­men­ta­le­ment – je parle pour moi – elle nous aide à sor­tir de nous-même, à agran­dir notre moi. Nous sommes limi­tés de dif­fé­rentes façons – par notre his­toire, notre lieu de nais­sance, notre condi­tion sociale, affec­tive, fami­liale, notre sexua­lité… — et la lit­té­ra­ture, celle qu’on lit et celle qu’on écrit, nous met en lien avec d’autres humains, d’autres socié­tés et même d’autres civi­li­sa­tions. De plus, en nous per­met­tant d’explorer sous divers angles les mul­tiples dimen­sions qui nous com­posent en tant qu’être par­lant, dési­rant, pen­sant, elle nous en apprend sur les pos­sibles qu’il y a en nous et hors de nous et qui ne deman­dait qu’une langue tra­vaillée, aimée, aus­cul­tée pour se don­ner pleinement.

Le géo­graphe Luc Bureau a déjà écrit : « L’homme est un ani­mal de réso­nances ». J’ai tou­jours aimé cette idée puisqu’elle disait que nous étions dans l’univers et que l’univers était en nous, que nous avons tout à voir avec l’histoire du monde, ce qui avec elle et en elle s’est main­tenu et s’est transformé.

J’ai tou­jours aimé aussi l’idée d’un roman­cier que j’affectionne depuis très long­temps, que vous ne devez pas connaître, mais qui est extrê­me­ment impor­tant pour notre lit­té­ra­ture. Je parle de Victor-Lévy Beau­lieu qui, à ses débuts, en étant sous le charme d’un écri­vain de la déme­sure nommé Vic­tor Hugo, s’était dit : « Je vou­lais être et il n’était pas ques­tion que je le sois à moi­tié. ». L’écriture est une façon pour moi en somme de ne pas être moins que ce que je puis être. Et même aujourd’hui, je peux dire qu’il me fau­dra encore côtoyer des géants comme ceux que j’ai ren­con­trés pour Écrire, aimer, pen­ser pour savoir com­ment faire.

Magni­fique décla­ra­tion enflam­mée à ce que peut la lit­té­ra­ture ! Cela nous donne plus d’un point en com­mun car vous vous êtes, vous aussi, pen­ché sur le thème de la séduc­tion de la fic­tion en diri­geant un numéro de la revue qué­bé­coise Estuaire inti­tulé « La séduc­tion du roma­nesque ». Pourriez-vous nous racon­ter vos pre­miers émois littéraires ?

Il m’est dif­fi­cile de par­ler de mes pre­miers émois lit­té­raires. Tout émoi lit­té­raire pour un nou­veau livre de fic­tion est pour moi tou­jours le pre­mier. Il fait par­tie de mon his­toire et s’ajoute aux pré­cé­dents. Si j’avais « la science de Dieu », je pour­rais sans doute voir toutes les strates qui se super­posent. L’archéologie pour­rait se faire ver­ti­ca­le­ment et horizontalement.

Par­lant de ver­ti­ca­lité, je pense au poète Saint-Denys Gar­neau qui par­lait d’ « exi­gence ver­ti­cale » dans un monde qui n’offrait à son regard qu’une déso­la­tion sans fin. Je vous par­lais plus tôt de Victor-Lévy Beau­lieu. Lui aussi voyait haut. Il avait décom­posé le mot « écri­ture » en y enten­dant d’autres mots. Il avait alors dit : « le cri et le rite, ces deux obses­sions grâce aux­quelles se fonde la véri­table poé­sie ». Cette force d’une écri­ture ramas­sée et exi­geante, je la retrouve aussi chez Pas­cal Qui­gnard, Mar­gue­rite Duras ou Mathieu Riboulet.

Pour moi, l’émoi lit­té­raire est d’abord séduc­tion d’une écri­ture. C’est ce qui m’avait plus aussi chez Gas­ton Bache­lard, ce grand phi­lo­sophe de l’imagination et ce grand amou­reux des mots.

Dans ses pro­pos, Made­leine Gagnon cite Roland Barthes (46), qui pos­sé­dait un sens aigu de la for­mule. Dans ses Essais cri­tiques (1964), on en a un par­fait exemple lorsque le regretté sémio­ti­cien déclare : « on écrit pour être aimé, on est lu sans pou­voir l’être ». Y a t-il tou­jours un besoin nar­cis­sique au cœur de l’écriture ? Que faudrait-il mettre en œuvre afin que le charme opère ?

On écrit d’abord pour soi, pour se pro­je­ter en soi et dans du plus grand que soi. On aus­culte son âme, on la pèse, on la tente, dirait Rim­baud. Qu’il y ait un besoin nar­cis­sique d’abord me semble évident dans la mesure où celui ou celle qui écrit le fait parce qu’il ne peut faire autre­ment. C’est une façon de vivre et même de sur­vivre dans un monde qui ne semble pas tou­jours fait pour nous.

Je pense à Lacan quand il disait : « Aimer c’est offrir ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ». Écrire est du même ordre. Le charme n’opère que par­tiel­le­ment. Il opère tout de même quand on étonne en étant soi et plus que soi, quand on dit le monde et plus que le monde. L’essentiel, c’est d’offrir un autre regard avec une autre manière de dire. Dire le convenu, dire quand ça ne montre que ce qu’on sait déjà, ça ne peut avoir aucun charme. Il faut aller plus loin, explo­rer un peu plus, un mieux le ter­ri­toire qu’on s’est donné comme champ d’étude.

« L’endroit le plus éro­tique d’un corps, rap­pe­lait Barthes dans Le plai­sir du texte, c’est quand le vête­ment baille ». Pas de charme s’il n’y a pas un léger sou­lè­ve­ment : voi­le­ment et dévoilement. 

Dans La créa­tion lit­té­raire à l’université (2018), Vio­laine Houdart-Merot évoque la pro­fes­sio­na­li­sa­tion des métiers de l’écriture avec des mas­ters à double volet (recherche-création), ins­pi­rés en par­tie des pra­tiques cana­diennes dont la répu­ta­tion dans ce domaine est inter­na­tio­nale. Com­ment expli­quer his­to­ri­que­ment ce foi­son­ne­ment lit­té­raire et ce grand inté­rêt pour la créa­ti­vité ?

Qu’on en soit conscient ou non, qu’on veuille l’admettre ou non dans nos socié­tés notam­ment, l’esprit créa­teur c’est ce qui fait vivre. Cela donne du sens à une vie qui peut être en panne. Mettre des mots sur ce que l’on porte, cela que l’on veut dire et ne pas dire, mais qu’il faut dire sinon on peut en cre­ver, du moins être en deçà de ce qu’il nous faut pour res­pi­rer, n’est-ce pas un besoin fon­da­teur chez bien des gens.

Je donne des ate­liers d’écriture. Pas néces­sai­re­ment par choix, mais parce qu’on est venu me cher­cher. Je sais que ça répond à un besoin. Cha­cun porte une his­toire qu’il sait unique et il sent la néces­sité, même tar­di­ve­ment, de lui don­ner une forme pour soi-même d’abord, pour les autres – enfants, petits-enfants par­fois – parce qu’on en est rendu là : il faut dire ce que l’on est, ce que l’on a été, répa­rer quelques bles­sures, redon­ner une voix à ce qui a été tenu sous silence.

Ce besoin que vous évo­quiez vient peut-être aussi du fait qu’on vit dans des socié­tés nar­cis­siques qui ren­voient cha­cun à sa soli­tude. On a besoin de par­ler, mais on est seul. On se donne des lieux où sa parole peut être accueillie et partagée.

Ce besoin de par­ler, que vous venez d’identifier, correspond-il à un besoin de rendre compte ou à un besoin de fabu­ler ? Cette dis­tinc­tion est évo­quée de manière plus éla­bo­rée par Yvon Rivard qui déclare : « En tout cas, je sais qu’écrire des essais, même si peu de gens les lisent, me donne l’impression non pas de chan­ger le monde mais de m’en rap­pro­cher, alors que le roman, comme le disait Your­ce­nar, me rap­proche de ce que j’ai été, de ce que je crois avoir été ou de ce que j’ai voulu être »(101–2). Quel est le genre le plus popu­laire dans la lit­té­ra­ture québécoise ?

Comme par­tout ailleurs, du moins en Occi­dent, c’est le roman qui domine au Qué­bec. Je revien­drais par ailleurs sur l’affirmation d’Yvon Rivard. Ce qu’il dit est vrai pour lui, mais aussi pour une bonne part des écri­vains d’ici, qu’ils soient poètes, roman­ciers ou essayistes. L’écrivain, qu’il soit homme ou femme, semble avoir renoncé aux grands rêves trans­for­ma­teurs de civi­li­sa­tion ou de société. Le monde est dépoé­tisé pour un bon nombre car la réa­lité est incon­for­table, des­truc­trice et trouble. On semble pris avec sa réa­lité. On l’habite plei­ne­ment, on l’examine bien sûr avec conster­na­tion, iro­nie ou ten­dresse. Cela peut aller jusqu’à la repré­sen­ta­tion crue d’une condi­tion de vie inte­nable, déstruc­tu­rante et minable. Cer­tains ont par­fois fait le deuil de l’humanité. D’autres cepen­dant ne renoncent pas tout à fait. Leur désir de fer­veur, pour eux-mêmes et pour les autres, sur fond de mélan­co­lie ne les quitte pas. 

Robert Lalonde vous confiait que ses chro­niques lit­té­raires pour Le Devoir ont été une étape impor­tante dans son « tra­vail d’écrivain» (164). Et vous, com­ment avez-vous fait vos gammes ?

Je crois que ces chro­niques se sont ajou­tées à une pra­tique d’écriture déjà bien ins­crite dans sa façon de vivre. Elles lui ont lancé des défis. Il pen­sait ne pas avoir tout à fait ce qu’il fal­lait et il y est arrivé. Il a bien sûr fait ses gammes comme tous les autres écri­vains en pas­ti­chant des écri­vains aimés, puis en fai­sant quelques ren­contres déter­mi­nantes il en est arrivé à un style plus per­son­nel. « Tra­vailler et retra­vailler son être dans le lan­gage », c’est en fait le tra­vail de toute une vie.

Vous me posez aussi la ques­tion. Je pour­rais dire qu’il en est de même. J’ajouterais cepen­dant que les tra­vaux sco­laires m’ont aussi aidé à vivre dans une langue riche d’évocations. Cer­tains pro­fes­seurs pou­vaient le déplo­rer, mais je tenais à don­ner aux mots (cer­tai­ne­ment au réel) un deuxième sens, un deuxième souffle. L’enseignement, la pré­si­dence de quelques asso­cia­tions, le tra­vail en revue, à Estuaire notam­ment, m‘ont forcé à cher­cher la for­mule la plus juste qui pou­vait démul­ti­plier le sens et être riche de mémoires. Cela rap­pro­chait ma langue d’une langue à carac­tère poé­tique : en peu de mots, il me fal­lait dire beaucoup.

J’aime ce qui recueille et jaillit. Bau­de­laire – encore lui ! – le lais­sait bien entendre dans sa double pos­tu­la­tion : « De la concen­tra­tion et de l’évaporation du moi, tout est là. »

Je pense que c’est une moda­lité assez visible dans mes fic­tions poé­tiques et dans ma manière d’envisager l’essai.

Y a t-il matière à faire des rap­pro­che­ments entre la fic­tion et le docu­men­taire, entre écrire une his­toire et racon­ter son his­toire lors d’entretiens, comme ceux que vous avez menés ?

La ques­tion est belle, mais complexe.

Quand je me retrouve devant un texte à écrire pour lequel il faut cer­taines infor­ma­tions et cer­taines idées fortes, je ras­semble quelques livres-clés qui vont m’accompagner, me lan­cer des défis et m’ouvrir des dimen­sions insoup­çon­nées. Un mot, une expres­sion, une tour­nure de phrase peuvent chan­ger com­plè­te­ment le cours de mes réflexions. Je me laisse por­ter. Les mots m’amènent là où ils veulent, les idées aussi. Mon atten­tion est flot­tante : je suis ouvert à toutes les sur­prises. De cette manière, je crois comme Robert Lalonde à la valeur de l’accident. L’accident, c’est ce qui sur­git sans qu’on l’ait prévu.

Quand je mène un entre­tien, je relis les ouvrages de l’écrivain retenu. Ce sont alors eux de façon pri­vi­lé­giée qui me lancent des défis. Je tente là aussi, dans l’amitié cri­tique, en me situant au plus près de ce qui me semble au cœur du pro­jet d’écrire et d’exister, de rete­nir les idées fortes, les expres­sions por­teuses. Et dans l’entretien, dans cette façon de nous tenir entre nous, écri­vain et lec­teur, je me laisse por­ter par le fil de la conver­sa­tion en me sou­ve­nant de ce que j’ai pu noter d’essentiel chez l’auteur.

Et quand je décide d’un livre d’entretiens, je ne pro­cède pas autre­ment. Ma connais­sance des acteurs signi­fi­ca­tifs dans un domaine pré­cis me donne alors des noms, des pistes. Et je fais confiance au hasard. Un livre comme Écrire, aimer, pen­ser a demandé beau­coup de temps.

Dans la créa­tion poé­tique, je suis un peu comme le flâ­neur de Bau­de­laire qui, dans la foule, se trouve à la fois dans le monde et hors du monde. Je suis l’homme des « cor­res­pon­dances ». J’observe, je sens, je note. Me retrou­ver dans un café ou un bar, sur une ter­rasse, près de la mer idéa­le­ment, me per­met d’être ce lieu d’accueil et de réso­nances que j’évoquais plus tôt. Tout s’écrit au fil de la plume, je me laisse por­ter par les évo­ca­tions et les sou­ve­nirs. C’est jubilatoire.

Merci d’avoir pris le temps de ce par­tage avec nous.

Pro­pos recueillis par Jean-François Ver­nay pour le litteraire.com le 17 août 2019.


Gérald Gau­det,
Écrire, Aimer, Pen­ser : Entre­tiens sur l’essai et la créa­tion lit­té­raires (Qué­bec: Nota Bene, 2019), 270 p.

1Pré­sen­ta­tion réa­li­sée avec l’aimable concours de Gérald Gaudet.

2Danièle Sal­le­nave, Le don des Morts, (Paris : Gal­li­mard, 1991), p.123.

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