Mathilde Roux ( © Valérie de Calignon ci-contre) offre un monde particulier qui se dégage des notions d’abstraction ou de figuration. Exit l’effet décor, chaque œuvre est une fenêtre où un vent de cendre déblaie les apparences. L’artiste épluche le réel, le recompose en des sortes de cartographies. Pour lire le monde, il faut une telle artiste qui patrouille voire « gidouille » comme disait Jarry.
Sans appâts, l’œuvre possède plus une grâce qu’un simple talent. Et il est regrettable qu’une telle créatrice demeure encore si méconnue. Il se peut que la sécheresse de l’œuvre rebute. Elle se refuse à se limiter au coloriage de doctrines spécieuses, elle revient aux racines de l’image et fouille les territoires.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
La chance d’être en vie. C’est de bon augure.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Ils étaient très nombreux et tous n’ont pu s’épanouir (à l’image des bourgeons de rose sur un pied — on dit qu’il faut en couper un sur trois pour que le rosier fasse de belles et robustes fleurs). D’ailleurs, certains n’étaient pas fondamentalement constructifs, je m’en rends compte aujourd’hui. Rêver une vie ne vaut pas vivre sa vie. Dans tous les cas, anecdotiques ou idéaux, ils ont laissé des traces : sous le statut, nous restons au fond l’enfant que nous avons été.
A quoi avez-vous renoncé ?
À croire aux miracles.
D’où venez-vous ?
Du hasard. Comme tout le monde ?
Qu’avez-vous reçu en dot ?
J’ai eu la chance de grandir dans une famille intellectuellement riche et sensible, d’être en contact depuis toujours avec la culture, les arts, les sciences. Et avec des valeurs humaines telles que l’honnêteté, la générosité, le travail, la solidarité.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Jamais un jour sans chocolat.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres artistes ?
Je crois que tout artiste est distinct des autres, je dirais même par essence, puisque ce qu’il travaille prend sa source dans son individualité. Il y a là en quelque sorte une « communauté » d’esprit, quelles que soient les démarches et les formes élaborées. Je n’oeuvre pas dans une discipline classique comme la peinture ou la sculpture : je compose avec des matériaux pré-existants, des documents, du texte, j’associe l’image et l’écriture ; cela me distingue dans un sens, mais nous sommes nombreux à développer des démarches dites « plasticiennes » (en référence aux multiples supports utilisés) ! Mon parcours professionnel et artistique n’est pas, lui non plus, conventionnel, mais là encore je suis loin d’être la seule.
Comment définiriez-vous vos cartographies revisitées ?
Je préfère décrire que définir — c’est une démarche en cours, un « work in progress », qui prend forme et sens en se faisant, il n’est pas « pré-défini ». J’interviens sur des documents géographiques, cartes et représentations de l’espace, que je détourne, augmente, fractionne, assemble, et auxquels j’adjoins des fragments de pages de livres, des bouts de texte, des mots. En quelque sorte j’écris dans la carte, je place la parole (le récit) dans l’image, elle n’est plus — ou pas — dans le hors champ. Peut-être est-ce une façon de chercher à placer l’intime dans le champ imparti du possible, du mouvement, du temps. On pourrait le dire autrement : des tentatives d’épuisement de la question du lieu d’être.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Les images m’ont interpellée dès la toute petite enfance, notamment celles des livres. Et à l’acquisition de la lecture, les mots s’associant aux images, cette fascination n’a cessé de croître. Je me souviens notamment des illustrations magnifiques des albums du Père Castor, et aussi de celles des livres-disques (le texte, l’image ET le son, c’était l’apothéose).
Et votre première lecture ?
Cela peut paraître un peu fleur bleue, mais le premier vrai livre que j’ai lu est je crois Mon bel Oranger, à six ans (un âge où l’on a le droit d’être fleur bleue).
Quelles musiques écoutez-vous ?
J’en écoute beaucoup et dans des genres très divers, pop, rock, folk, jazz, musique classique, musique du monde, chacun suscitant des émotions et un état d’esprit différents. Je suis restée fidèle à bon nombre de mes coups de coeur de jeunesse, plutôt rock’n’roll, et je suis à l’écoute des productions actuelles. Au moment où j’écris, cela la bande son est de Malcom Braff.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Les livres de Marguerite Duras (presque tous), sans me lasser. C’est Borges qui disait : « l’important n’est pas de lire mais de relire . Je ne le fais pas assez souvent, prise par l’appel de la découverte dans la nouveauté (alors qu’il y a tant de découvertes à faire en relisant).
Quel film vous fait pleurer ?
S’il n’y en avait qu’un, je trouverais cela inquiétant… J’ai beaucoup pleuré avec Cassavetes, Visconti, Murnau, Tarkovsi, avec Varda, Malle ou Campion. Certains documentaires, y compris animaliers, me font pleurer tout autant que la fiction.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je vois quelqu’un qui ne peut être que moi
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
J’ai écrit quelques fois des lettres que je n’ai jamais envoyées. A des amoureux. Sans doute je savais inconsciemment que ces mots n’étaient adressés qu’à moi-même.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Mexico. J’y ai vécu de six ans à quatorze ans mais je n’y suis jamais retournée. Cette ville porte désormais le mythe conjugué de l’ailleurs et de l’enfance.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Ils sont nombreux ! Ceux qui refusent les compromis, tracent leur sillon sans calcul, se renouvellent et traversent les cloisons des genres.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
De la sérénité.
Que défendez-vous ?
J’essaye de défendre la liberté (le droit ?) d’être différent dans un monde archi-formaté à bien des points de vues.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je ne suis pas une fan absolue de Lacan mais cette formule est hautement réjouissante tant elle remet à sa place ce qu’on a tendance à mythifier. Lacan a également dit très justement : « Aimer, c’est essentiellement vouloir être aimé ». Vastes questions.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
J’adore, surtout remise dans le contexte du personnage de Woody Allen. Et j’aime aussi le « I would prefer not to » de Bartleby, et ces mots magnifiques de Pascal Quignard (je suis allée les rechercher pour vous) : « Chacun dénonce le négatif. Pourtant, c’est la perle de l’homme. C’est le talisman de l’art. « Non » est le plus beau mot du monde
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Toutes les autres. Mais il faut bien choisir.
Présentation et entretien réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 30 mai 2019.
Sans perdre le Nord interview qui donne envie de poursuivre la découverte, Non?