entretien avec Camille Pascal (L’Eté des quatre rois), Grand prix du roman de l’Académie française

Agrégé de phi­lo­so­phie, diplômé de rela­tions inter­na­tio­nales et d’arabe lit­té­ral, Hocine Rahli enseigne en ban­lieue pari­sienne, après plu­sieurs expé­riences en admi­nis­tra­tion. Il a écrit des articles dans plu­sieurs revues (dont Etudes, Medium et Com­men­taire), et pré­pare une thèse sur le sta­tut du Coran dans la fal­safa (phi­lo­so­phie arabe de tra­di­tion grecque).

Dans cet entre­tien, Camille Pas­cal, Grand prix du roman de l’Académie fran­çaise, évoque les moti­va­tions qui l’ont conduire à sor­tir la révo­lu­tion de 1830 d’un oubli immérité.

Camille Pas­cal peint, du 25 juillet au 16 août 1830, la suc­ces­sion de quatre pré­ten­dants au trône. Charles X, sans finesse poli­tique, veut mettre fin à coups d’ordonnances à « une démo­cra­tie tur­bu­lente qui a péné­tré jusque dans nos bois, [et qui] tend à se sub­sti­tuer au pou­voir légi­time ». Grande erreur : le peuple fomente une révo­lu­tion ! Les par­ti­sans de la royauté résolvent l’équation en appe­lant Louis-Philippe, choix consen­suel pour la tran­si­tion en cours. Jamais cari­ca­tu­ral, le four­mille d’une cen­taine de per­son­nages bien cam­pés : Tal­ley­rand qui a sur­vécu à tous les régimes ; le popu­laire La Fayette à la recherche de sa gloire passée.

 

Hocine Rahli : Pour­quoi avoir choisi d’écrire ce roman ?

Camille Pas­cal : La révo­lu­tion de 1830 m’est appa­rue comme un angle mort de notre his­toire, car elle est prise en étau entre celle de 1789, pré­sen­tée comme le triomphe des Lumières, et celle de 1848, inau­gu­rant les grands com­bats poli­tiques et sociaux de la seconde moi­tié du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Les Trois Glo­rieuses sont encore mépri­sées aujourd’hui, taxées de révo­lu­tion bour­geoise – et il est vrai que la bour­geoi­sie triomphe alors, conju­guant à la fois un moment popu­laire et une réac­tion jour­na­lis­tique.
Il n’est donc pas éton­nant que la lit­té­ra­ture en parle peu, d’autant que 1830 est l’année roman­tique par excel­lence : la que­relle d’Hernani éclate, Sten­dhal ter­mine la relec­ture du Rouge et le Noir, Hugo ter­mine Notre-Dame de Paris, Ber­lioz rem­porte le concours de l’Académie de Rome, Cha­teau­briand règne en maître sur la lit­té­ra­ture, Dumas rem­porte ses pre­miers suc­cès sur la scène. Or, tous ces acteurs du roman­tisme n’ont joué un aucun rôle ! Ils ricanent du peuple de Paris, voire le méprisent, alors même qu’ils sont pour cer­tains les enne­mis jurés des Bour­bons.
Ce sont de vrais intel­lec­tuels fran­çais : ils ne com­prennent rien à ce qui se déroule sous leurs yeux, tant ils sont pris dans leurs pro­blèmes per­son­nels. Seul Cha­teau­briand sai­sit la pleine mesure du moment, mais il est trop pri­son­nier de son oeuvre pour agir en consé­quence. À l’inverse, Sten­dhal est obsédé par son manus­crit et ses désordres sen­suels ; Hugo est pris quant à lui par ses pro­blèmes de couple, sa femme Adèle accou­chant de Sainte-Beuve. Alors que le peuple se bat, les intel­lec­tuels se confondent dans l’égocentrisme, l’égoïsme, l’égotisme ! C’est une vraie bles­sure – et c’est pour­quoi Hugo ten­tera de ne pas faire la même erreur en 1848. Pour­tant, les évé­ne­ments de 1830 ont une puis­sance lit­té­raire gran­diose, ne serait-ce que parce qu’ils sont les der­niers sou­bre­sauts de l’Ancien Régime, avec l’incarnation de deux grands fan­tômes de l’époque, Charles X et Lafayette.

Vous sem­blez dans ce roman por­ter un regard bien­veillant sur des per­son­nages géné­ra­le­ment mépri­sés par l’historiographie clas­sique, en tête Charles X. Avez-vous voulu mon­trer que les choses étaient pré­ci­sé­ment plus com­plexes, et que chaque per­son­nage avait de mul­tiples facettes ?

Tous ces per­son­nages sont émi­nem­ment roma­nesques et, pour cette rai­son même, com­plexes. Tal­ley­rand, Grand cham­bel­lan de la Cour, pour­tant l’incarnation du « grand sei­gneur méchant  homme », se choi­sit pour fils spi­ri­tuel Thiers, modèle de Ras­ti­gnac, de père dou­teux, qui n’aucune for­tune, ni aucune rela­tion. Mais tous deux savent unir leurs inté­rêts car ils ont une bonne intel­li­gence de la situa­tion : Thiers a com­pris que l’heure de la répu­blique n’a pas encore sonné, et Tal­ley­rand sou­haite avant tout pré­ser­ver la paix mon­diale, le sub­til équi­libre du Congrès de Vienne dont il est le grand ordon­na­teur.
Quant aux car­listes, ils ont une vision autre de l’histoire et de la France ; et ce n’est pas parce que Charles X manque de finesse que ses idées poli­tiques ne sont pas arrê­tées. De son point de vue, la Révo­lu­tion et l’Empire ont affai­bli la France et sont en contra­dic­tion avec la mis­sion divine assi­gnée à la France, fille aînée de l’Eglise. N’oublions pas que Charles X a demandé à être sacré à Reims : il renoue ainsi avec cette chaîne inter­rom­pue par la guillo­tine, et sou­haite effa­cer l’impiété d’un régime qui a fait la guerre à la papauté. Certes, nous rions aujourd’hui de Poli­gnac affir­mant que la Vierge lui parle dans son som­meil. Sim­ple­ment, il repré­sente une autre concep­tion du monde et de la France, en contra­dic­tion avec une société déchris­tia­ni­sée, embour­geoi­sée, indi­vi­dua­li­sée, où le confort et Vol­taire se sont répan­dus.
Charles X est abso­lu­ment convaincu être dans son bon droit : il ne peut envi­sa­ger que la repré­sen­ta­tion natio­nale puisse dis­po­ser d’une légi­ti­mité supé­rieure à la sienne. La conquête d’Alger, ce même été 1830, semble d’ailleurs lui don­ner rai­son : il réus­sit là où Saint Louis a échoué. Pour écrire ce roman, j’ai tenté de réflé­chir avec « l’outillage men­tal » des contem­po­rains : le dey vient de prendre la fuite, la capi­tale de la pira­te­rie est aux mains d’un roi catho­lique. Paral­lè­le­ment, Charles X est convaincu que les échecs anté­rieurs de la France étaient une puni­tion divine, la consé­quence des péchés de ses ancêtres.

De la même façon, pour com­prendre Mar­mont, major-général de la Garde royale, il faut se rap­pe­ler qu’il a par­ti­cipé au siège de Tou­lon aux côtés de Bona­parte dont il accom­pa­gnera la car­rière ful­gu­rante. Mar­mont est donc confronté à un dilemme : certes, au fond de lui, il ne peut sou­te­nir le « coup d’Etat » de Charles X, car s’il a aban­donné Napo­léon quinze ans plus tôt, c’est jus­te­ment pour ins­ti­tuer le libé­ra­lisme en France, une monar­chie à l’anglaise, contre la dic­ta­ture mili­taire de Napo­léon. Néan­moins, il ne veut pas non plus pas­ser deux fois pour traître…
C’est cette ambiance com­plexe que j’ai voulu res­ti­tuer. Autre exemple : dans les rues de Paris, on entend le peuple révo­lu­tion­naire crier « vive Napo­léon », il est vrai, mais aussi « vive la Répu­blique », ou encore « vive le Prince Noir ». La poli­ti­sa­tion du peuple de Paris n’est alors pas celle de 1848 : c’est une révo­lu­tion de réac­tion, notam­ment anti­clé­ri­cale, avec le sac de l’archevêché de Paris et de Notre-Dame. Rien n’est simple et l’événement échappe en réa­lité à toute grille de lecture.

Votre édi­teur défi­nit votre ouvrage comme « le roman vrai de la révo­lu­tion de 1830 », à la fois tra­vail d’artiste et d’érudit. Com­ment faire le départ entre la réa­lité des faits et la fic­tion romanesque ?

Ecrire ce roman signi­fiait pour moi renouer avec l’idéal de trans­mis­sion. Cin­quante ans de struc­tu­ra­lisme ont déstruc­turé le roman natio­nal, en met­tant à mal le tra­vail d’appropriation des grands his­to­riens du XIXème siècle ini­tié par les « doc­tri­naires » dès 1830  Mal­gré ce que ce récit pou­vait avoir d’arbitraire et de construit — quel récit ne l’est pas ?-, il était essen­tiel pour per­mettre au peuple de se recon­naître dans une his­toire com­mune. Cette his­to­rio­gra­phie, qui avait pour tenants Augus­tin Thierry ou Ernest Lavisse, a été détruite. J’ai voulu que ce roman ne soit pas seule­ment l’histoire d’un roi mais aussi une his­toire que la Peuple d’aujourd’hui puisse s’approprier et je ne connais pas meilleur moyen pour cela que la littérature…

Certes, l’Ecole des Annales a beau­coup appris à la nation, et m’a beau­coup appris, mais je consi­dère que le lec­teur doit pou­voir véri­ta­ble­ment « regar­der » l’histoire, sen­tir un « effet de réel ». Quand j’imagine une scène, je la « vois » d’abord, et pour la décrire, je fais une lec­ture croi­sée de tous les témoi­gnages. Au lieu de faire comme tous les his­to­riens sages et savants, qui se can­tonnent à l’objectivité, je vais cher­cher dans les palettes des témoi­gnages du temps les cou­leurs de l’Histoire. Ce « grain de l’histoire » montre tout ce que peut avoir d’inattendu, d’incontrôlable l’événement his­to­rique en train de s’accomplir.
Rétros­pec­ti­ve­ment, nous voyons des forces, mais elles ne sont pas pour autant conscientes de ce qu’elles font : il n’y a pas de sens de l’histoire sur le moment ; il ne se déduit qu’après, à la suite de l’événement. Pour Charles X, l’Histoire avait évi­dem­ment un sens mais elle n’avait pas pris le bon ! En consé­quence, j’ai voulu uti­li­ser tous les arti­fices de la lit­té­ra­ture : par exemple, à par­tir du moment où j’ai voulu faire rêver ou prier Charles X, j’en étais réduit aux conjec­tures, si tant est qu’on puisse faire la psy­cha­na­lyse d’un homme né en 1757.

Le titre est d’ailleurs signi­fi­ca­tif de cet « effet de réel », l’été étant l’un des pro­ta­go­nistes de ce roman…

Effec­ti­ve­ment, j’ai tenté de rendre sen­sible un monde qui a dis­paru : la cha­leur que doit subir la garde royale, les dif­fi­cul­tés de com­mu­ni­ca­tion qui ins­crivent les intrigues dans un tempo bien dif­fé­rent du nôtre, la néces­sité de tra­ver­ser tout Paris à pied à cause des bar­ri­cades, tant et si bien que le duc de Mor­te­mart, Pre­mier ministre, est contraint de faire des kilo­mètres à pieds dans ses sou­liers en che­vreau et se retrouve les pieds en sang, prêt à offrir son minis­tère pour une bas­sine d’eau chaude !

Proust, dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, com­pare l’esprit d’une époque, plus par­ti­cu­liè­re­ment ses élites, à un kaléi­do­scope. Il écrit : « Pareille aux kaléi­do­scopes qui tournent de temps en temps, la société place suc­ces­si­ve­ment de façon dif­fé­rente des élé­ments qu’on avait cru immuables et com­pose une autre figure. » Diriez-vous que vous aviez la même ambi­tion que Proust ?

Pour être franc, je n’ai pas eu d’ambition ! En matière de roman comme en matière de révo­lu­tion, le sens du pro­jet n’apparaît qu’après coup. Je vou­lais sim­ple­ment racon­ter les deniers jours des Bour­bons, et leur long convoi funèbre à tra­vers la Nor­man­die. Pour ce livre comme pour les pré­cé­dents, je me suis immergé dans une époque. Pen­dant les 18 mois de la rédac­tion, je ne lisais que des textes du XIXe siècle. En toute logique, la fami­lia­rité de l’époque rejaillit à tra­vers le récit, mais ce n’était pas pour autant un pro­jet concerté.

Votre roman montre com­ment le duc d’Orléans repré­sente une option rai­son­nable pour toutes les cote­ries d’alors, conci­liant prin­cipe monar­chique et moder­nité sociale. Diriez-vous, à la manière du Gué­pard de Lam­pe­dusa, qu’il fal­lait que « tout change pour que rien ne change » ?

La révo­lu­tion de 1861 en Ita­lie répète exac­te­ment ce moment fran­çais de 1830. Dans chaque cas, les noblesses doivent chan­ger de loyauté pour conser­ver leur posi­tion sociale. À ceci près qu’une han­tise sin­gu­lière, pro­pre­ment fran­çaise, m’a frappé dans la fré­quen­ta­tion des écrits d’alors : la peur de 1793. Cette géné­ra­tion est pro­pre­ment han­tée par le spectre du Comité de salut public et de la guillo­tine. C’est la rai­son pour laquelle l’abandon de Charles X fait consen­sus : tout le monde a en tête les excès de la Révo­lu­tion ; chaque pro­ta­go­niste est, de près ou de loin, mar­qué dans sa chair. Hor­mis quelques jeunes répu­bli­cains à l’Hôtel de Ville, per­sonne ne veut entendre par­ler de la répu­blique, encore syno­nyme de fleuve de sang.
Louis-Philippe, au contraire, garan­tit une liberté juri­dique avec le retour à la Charte, ainsi que la paix euro­péenne – il était hors de ques­tion  que les troupes anglaises et russes enva­hissent de nou­veau la France, qui devait conti­nuer de jouer dans le concert des monar­chies. En somme, le peuple a fait cette révo­lu­tion et la bour­geoi­sie a tout fait  pour en évi­ter une autre ! C’est seule­ment après qu’il se rend compte que sa révo­lu­tion lui a été confis­quée, d’où des émeutes. La révo­lu­tion fonc­tionne alors comme une méca­nique infer­nale, dévo­rant les modé­rés, ce qui explique pour­quoi Charles X est aban­donné par la Chambre des pairs, chambre qu’il a pour­tant nommée.

Voyez-vous dans la crise des gilets jaunes des élé­ments de com­pa­rai­son avec ce motif révo­lu­tion­naire, récur­rent dans notre his­toire, et com­po­sant éga­le­ment les évé­ne­ments de 1830 ?

J’ai écrit ce livre, non seule­ment comme un roman his­to­rique, mais aussi comme un moyen de m’éloigner d’une vie poli­tique qui — disons-le – m’avait aban­donné ! Pour­tant, bien mal­gré moi, c’est l’histoire poli­tique de notre temps qui fait irrup­tion dans mon roman. Certes, com­pa­rai­son n’est pas rai­son : Macron n’est pas Charles X, Cas­ta­ner n’est pas Mar­mont – quoique… — mais force est d’observer que les gilets jaunes ont arra­ché à leur tour, les grilles des Tui­le­ries. Il faut bien admettre l’inconscient col­lec­tif de notre nation pour expli­quer com­ment un même palais, dont les Fran­çais se sont empa­rés en 1792, en 1830, en 1848, qu’ils ont brûlé en 1871, soit de nou­veau pris d’assaut en 2018…
Ceux qui dou­taient de l’identité de notre pays en seront pour leurs frais ; moi-même, j’en reste encore stu­pé­fait. Cela étant, je rap­pro­che­rais plu­tôt la crise des gilets jaunes des sou­lè­ve­ments anti­fis­caux du XVIIe siècle. La véri­table per­ma­nence fran­çaise, c’est l’Etat : le plus fort, le plus cen­tra­lisé et le plus gour­mand jamais construit. Et un Etat avec lequel les Fran­çais entre­tiennent une rela­tion pour le moins ambi­va­lente. Il doit le pro­té­ger de tout mais ne pas les « emmer­der » pour reprendre un mot célèbre de Georges Pompidou !

 L’Eté des quatre rois est-il le pre­mier roman d’une longue série ?

J’ai à l’esprit deux pro­jets de roman. L’un porte sur le voyage de Sainte Hélène pour Jéru­sa­lem, sur la manière dont l’impératrice douai­rière effec­tue le pre­mier pèle­ri­nage chré­tien et inau­gure le culte des reliques. L’autre porte sur les « scènes de Metz », lors des­quelles Louis XV tombe malade, en pleine bataille suc­ces­sion d’Autriche. Cette crise de santé consti­tue une épreuve spi­ri­tuelle pour le roi, tiraillé entre sa sou­mis­sion à Dieu, sa dilec­tion pour les femmes et le sen­ti­ment de sa Majesté. Epi­sode oublié, par­fai­te­ment roma­nesque pour ne pas dire théâ­tral dont je suis convaincu qu’il est à l’origine de la pre­mière fêlure entre la France et le roi.

Pro­pos recueillis par Hocine Rahli pour lelitteraire.com le 18 mars 2019.

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