Gilbert Sinoué, Averroès ou Le secrétaire du diable

« J’entends dire que les amants du vin seront damnés.

Il n’y a pas de véri­tés, mais il y a des men­songes évidents.

Si les amants du vin et de l’amour vont en Enfer,

alors, le Para­dis est néces­sai­re­ment vide. »

Il n’était pas facile pour un autre conteur que le talen­tueux Sinoué de pro­po­ser cette bio­gra­phie roman­cée d’Averroès (Abou al-Walid Moham­mad Ibn Ahmad Rochd) — Ben Rochd pour les Juifs et Aver­roès pour les catho­liques – né à Cor­doue en 1126 de l’ère latine et dis­paru en 1198, exilé à Mar­ra­kech. Fils du Cadi (le juge de for­ma­tion reli­gieuse) local, Aver­roès qui aura pour maître à pen­ser Aris­tote , devient après de solides études phi­lo­sophe, juriste reli­gieux et méde­cin (sous la double férule de Abu­ba­cer et d’Avenzoar).
A sa décharge, com­men­ter l’œuvre aris­to­té­li­cienne est déjà cou­pable en soi à une époque où les pen­seurs médié­vaux lui pré­fèrent de loin Pla­ton dont les théo­ries du Philosophe-Roi ou du monde Intel­li­gible sont plus faci­le­ment com­pa­tibles avec la théo­lo­gie — juive, chré­tienne ou musul­mane – révélée.

Mais s’il a vu le jour dans une cité éru­dite de la grande époque d’Al-Andalus ren­voyant au para­dis de l’intelligence et de la tolé­rance, mal­heu­reu­se­ment ce grand pen­seur de l’Islam des Lumières ayant à cœur tout du long de sa vie et de son oeuvre de « conci­lier foi et rai­son », va connaître des temps bien plus sombres qui sont ceux des nou­veaux califes Almo­hades prô­nant un islam rigo­riste. Tout com­mence en 1106 quand le ber­bère Ibn Tûmart s’autoproclame le seul inter­prète infaillible du Coran, et affirme ne plus recon­naître que deux lois : l’épée et le Coran.
Désor­mais, chré­tiens, juifs et musul­mans ne peuvent plus vivre en har­mo­nie : on cache les livres qui traitent de phi­lo­so­phie, les ins­tru­ments de musique et les amphores de vin chan­tés par le poète Omar Khayyam sont bri­sés… En 1148 de l’ère latine, les nou­veaux conqué­rants Almo­hades contraignent les juifs à l’exil ou à la conver­sion et le refus de recon­naître à l’autre le droit de pen­ser dif­fé­rem­ment est doré­na­vant explicite.

Ainsi, ser­vant le jour ces mêmes califes suc­ces­sifs mais rédi­geant, la nuit, des théo­ries révo­lu­tion­naires jugées comme héré­tiques contre le pou­voir en place, Aver­roès ose sou­te­nir que la rai­son l’emporte sur la foi et que l’homme n’a pas d’âme propre, ne dis­po­sant de son vivant que d’une frac­tion de l’âme uni­ver­selle, infime par­tie qui regagne le cos­mos une fois la mort sur­ve­nue. Adepte d’une école plus libé­rale de théo­lo­gie musul­mane, l’école malé­kite, que l’ancienne école sun­nite, le Kalam, Aver­roés S’emporte contre les croyances selon les­quelles Dieu serait doté de tout pou­voir sur les êtres
À cause de ses fortes posi­tions théo­riques (« La reli­gion ne doit pas être autre chose que la vérité expli­quée par la rai­son » et « au regard de la cha­ria, la phi­lo­so­phie est une acti­vité non seule­ment recom­man­dée, mais obli­ga­toire […] uni­que­ment pour ceux qui sont aptes à la pra­ti­quer »), le pen­seur attire bien­tôt à lui les insultes et les haines et est dési­gné par la vin­dicte popu­laire comme le « secré­taire du diable » expli­ci­tant le titre du roman.

Envoyé auprès du calife, chef des Almo­hades, Al-Mu’min, pour étu­dier l’astronomie (et « résu­mer en un seul volume afin de trans­mettre les douze volumes de l’Alma­geste »), il y trou­vera néan­moins refuge et pro­tec­tion pen­dant quelques années.
Sur la forme, le récit de ces mémoires se construit en aller-retour entre la nais­sance du phi­lo­sophe et son héri­tage intel­lec­tuel et cri­tique à tra­vers les siècles mar­qués par ses ouvrages dres­sés contre l’obscurantisme, l’intolérance et les mau­vaises inter­pré­ta­tions du Coran, le Contre-Kalam et notam­ment Le dis­cours déci­sif, ten­ta­tive de récon­ci­lia­tion des dogmes de la foi et de l’expérience humaine que rejettent les théo­lo­giens et inté­gristes de tous bords, qu’ils soient chré­tiens ou musulmans.

Le roman­cier insiste d’ailleurs avec le domi­ni­cain Tho­mas d’Aquin et son Contre Aver­roès ou le poète Pétrarque sur la viru­lence de la contra­dic­tion adres­sée à Aver­roès par-delà les siècles. Rap­pe­lant avec iro­nie que la condam­na­tion tho­miste porte sur un seul des ouvrages d’Ibn Rochd rap­por­tée dans une ver­sion latine elle-même issue d’une tra­duc­tion arabe, celle-ci étant tirée d’une tra­duc­tion syriaque d’un texte grec à l’origine !
C’est ici que réside à la fois la force et le grand inté­rêt de ces confes­sions nar­rées par Sinoué : non pas seule­ment évo­quer avec nos­tal­gie un monde médié­val musul­man d’Andalousie où la science arabe fait faire à l’humanité, grâce à l’essor des mathé­ma­tiques, de la géo­gra­phie, de la méde­cine, de l’astronomie, ses pro­grès les plus consi­dé­rables. Mais sou­li­gner par le biais de la ten­sion entre rai­son humaine et véri­tés de la révé­la­tion divine, à quel point (et de façon ô com­bien « moderne ») Aver­roès, l’insoumis aux dogmes, incarne la valeur de la pen­sée expé­ri­men­tale (sou­vent désen­chan­tante) au regard des super­sti­tions et autres « asiles de l’ignorance » qui tiennent lieu de pen­sée magique.

Quelle gran­deur d’âme ne faut-il pas pour affir­mer qu’en défi­ni­tive l’expérience humaine demeure la réfé­rence ultime et que l’interprétation des textes “révé­lés” doit s’y confor­mer, plu­tôt que celle-ci ne décide du sens de celle-là ! Même si le prix à payer pour acter cette liberté est élevé, comme le rap­pelle Aver­roès contrit devant son père lui repro­chant de s’être opposé à un astro­nome confon­dant pré­vi­sion météo­ro­lo­gique et pré­dic­tion : « lorsque la bêtise ne cesse de gifler l‘intelligence, l’intelligence a le droit de se conduire bête­ment ».
En posant l’éternité du monde, la néga­tion de la pro­vi­dence uni­ver­selle de Dieu, l’unicité de l’intellect pour tous les hommes et le déter­mi­nisme, les écrits d’Averroès mettent certes à l’honneur et au pre­mier plan la rai­son et à la liberté de l’homme, mais ils vau­dront à leur auteur les plus vio­lents opprobres et condam­na­tions. Car il ren­con­trera sur son che­min nombre d’extrémistes qui n’auront de cesse de s’en prendre à sa vision phi­lo­so­phique. « Ce qui a compté, et ce qui compte, c’est de cher­cher, de pui­ser, rai­son­ner. Le ques­tion­ne­ment mène à la sagesse. L’absence d’interrogation, à la déca­dence de l’esprit. Et s’il arrive que la vérité heurte et bou­le­verse, ce n’est pas la faute de la vérité. »

Ce qui nous rap­pelle à quel ter­reau s’alimentent tou­jours le fana­tisme, le ter­ro­risme ram­pant et l’abomination inhé­rents aux hommes qui sont déci­dé­ment de toutes les époques. Mais pour autant, le fas­tueux passé phi­lo­so­phique d’Al-Andalus pourrait-il de nos jours renaître de ses cendres ?
La lutte entre la rai­son de l’humanité et l’errance de l’opinion ou de la reli­gion n’est pas nou­velle. Et l’on ne cesse de dénombre par­tout sur le globe, de nos jours, des poches de résis­tance armée de l’ignorance face au pro­grès du savoir et de l’éthique.

Avér­roès, reviens, ils sont deve­nus fous.

feuille­ter le livre 

fre­de­ric grolleau

Gil­bert Sinoué, Aver­roès ou Le secré­taire du diable, J’ai lu, jan­vier 2019, 346 p. — 8,00 €.

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