Dans le silence et dans le bruit
Les mères chez Ravey sont souvent castratrices. Mais a priori pour le bien de leur progéniture et afin d’éviter les “mauvaises” rencontres. Celle par exemple d’un repris de justice comme le cousin Freddy d’ Un notaire peu ordinaire. Le narrateur a soin de préciser les conseils de sa mère : « Si, un jour, je rencontrais son cousin dans la rue, que ce soit par hasard ou parce qu’il me cherchait, je devrais refuser tout contact. Elle avait ajouté que, dans ce cas, le mieux serait pour moi de changer de trottoir. Je lui avais demandé pour quelle raison il était interdit de parler à son cousin. Elle avait répondu, à voix basse, qu’elle n’avait pas à me donner d’explication, mais si elle me disait cela, c’était parce que, d’une semaine à l’autre, il allait sortir de prison. » Si bien que, lorsqu’il en sort et vient sonner à la porte de sa cousine il y a le feu dans la maison. Pourtant, les choses ne sont pas si simples là où Yves Ravey, comme à son habitude, feint de ne rien inventer, de se contenter d’assembler et d’agencer différemment les pièces d’un même puzzle. Et ce, dans l’attente que les mots viennent et que certains êtres reviennent. L’auteur prend leur abandon en patience. Il sait ne pas les effaroucher lorsque les uns comme les autres s’approchent en rampant avant qu’ils ne s’enhardissent jusqu’à submerger certaines frontières.
Mais Yves Ravey, comme ses narrateurs, ne redoute pas une telle marée haute : les mots et les gens ne font que passer. Si on ne les saisit pas, ils tournent le dos car jamais ils n’attendent sauf contraints et forcés. Il faut donc les prendre “au mot” afin, comme l’écrit l’auteur, que “ce qui est dit soit dit” mais pas forcément de la manière qui a été proposée jusque là. Il faut saisir les mots dans leur moire, prendre note sous leur dictée afin que peu à peu la fiction reprenne son cours, non par la force de l’habitude, mais pour en modifier le cours. Pour Ravey la fiction revient, ne prend jamais congé même dans le réel : elle le métamorphose. N’est-ce pas d’ailleurs le propre de l’homme qui navigue toujours entre mensonge et vérité ? L’écrivain à l’inverse de l’homme ne se contente pas du premier sous prétexte de rater une correspondance. Quand il descend à une station, c’est pour manquer le dernier train en acceptant ce qui est jugé comme transgressif aux yeux d’une mère croquée de manière ironique : à la « mother well » pour ainsi dire…
Le roman s’inscrit parfaitement dans une longue chaîne d’une écriture qui plonge dans des histoires personnelles aux ténébreuses engeances. Il reste le moteur d’une exploration mais aussi le vecteur capable d’endiguer la douleur selon une méthode particulière : ne pas se lasser de réinscrire les mêmes phases ou au besoin les réinventer. Une nouvelle fois Ravey confronte à la trahison et l’amour, aux rancœurs familiales longuement macérées. Un arrière-plan social se dessine par touches dans un lieu apparemment calme et où se confrontent deux mondes comme s’opposent certains êtres aux animaux sans que les premiers en sortent grandis.
L’écriture libère au sein des maux d’une certaine neurasthénie particulière. Plus linéaire, moins saturé par des strates que certains romans antérieurs, Un notaire peu ordinaire laisse s’ouvrir pleinement le mouvement de l’écriture dont la force subjugue. Elle donne une force particulière à la volontaire neutralité où certains être ont des apparences par leur jeunesse d’ « enfantômes » comme aurait dit Beckett. Cette puissance et cette liberté vont de pair avec l’exposition d’une sensualité très noire au moment où l’auteur n’a jamais été aussi près de ce qui le fascine et justifie son entreprise. Les mots ou plutôt leur chair sont autant la sienne que celle des autres afin de toucher ce lieu où se trouve encore enfouie dans leur creuset la clef de la lumière. Les mots sont nécessaires, sinon à sa venue, du moins à son approche. En effet, il existe des événements dont le rayonnement trop secret ne se rend pas détectable d’emblée.
C’est pourquoi, depuis ses premiers textes Ravey construit la fiction en combat. L’acuité du regard que porte le narrateur sur le monde permet une plongée dans les couches géologiques de la mémoire collective et familiale. Elle émerge d’une obscure matrice d’où surgit un amour recherché — du moins par certains - pour se réconcilier avec eux-mêmes, lentement, malgré les obstacles, les cahots de la vie comme de l’inévitable ennui de l’enfance. Mais la fiction devient surtout la métaphore de la quête de l’écriture elle-même. Une littérature d’émergence et de disparition, d’abondance et de déréliction ne cesse de bouillonner sourdement.
Petit à petit, “du” corps renaît et une pensée se construit comme portée de bouche en bouche, faisant son miel des évidences, des mensonges, du réel et des rêves. Le monde roule, le paysage se referme entre l’ambre du soir et le fer du matin. Il y a tout le cercle d’un lieu clos dont le livre délimite le périmètre mais aussi le fait éclater. Reste, tout compte fait, le lieu de lieu : celui de l’écriture afin qu’émergent des lumières renversées et des images sourdes. Elles n’ajoutent rien, mais ramènent au plus profond endroit d’où elles surgissent. Preuve comme le dit Ravey que « s’il y a la langue, il y a roman ».
jean-paul gavard-perret
Yves Ravey, Un notaire peu ordinaire, Editions de Minuit, Paris, 2012, 116 p. — 12,00 €.