Joueurs, Mao II, les noms (Don DeLillo/Julien Gosselin)

État d’urgence théâtrale

Un compte à rebours sur trois écrans, dont l’un domine la scène, en égre­nant fort les secondes, nous fait sen­tir la lon­gueur d’une minute. Les comé­diens sont pré­sen­tés comme dans une bande-annonce, mais leurs mimiques gênées amu­sées leur donnent une car­na­tion théâ­trale.
Une voix raconte avec vio­lence des moments de ten­sion dans un avion, avec une inten­sité dra­ma­tique sou­te­nue par la musique techno assour­dis­sante. On assiste à des scènes de la vie quo­ti­dienne de jeunes new-yorkais, au cours des­quelles les per­son­nages dérapent en s’interrogeant sur eux-mêmes. Les pro­ta­go­nistes du film semblent s’enfermer pro­gres­si­ve­ment dans leur détresse

Dans la deuxième par­tie, on assiste à la mani­fes­ta­tion, cette fois-ci en pré­sence, d’un pro­jet révo­lu­tion­naire mon­dial. Le pro­pos pour­rait nous conduire à réflé­chir sur les condi­tions de sa réa­li­sa­tion, mais les moyens ter­ro­ristes mobi­li­sés donnent à l’affaire une appa­rence de film d’espionnage.
Il s’agit d’un pro­jet d’attentat qui vise à faire explo­ser la salle du New-York Stock Exchange. Le tra­der joue le rôle d’agent double. L’intrigue se déploie dans l’irrésolution.

Pendant l’entracte, des dis­cours d’ordre pro­phé­tique, impré­ca­teur, mêlent plu­sieurs registres. La seconde repré­sen­ta­tion montre un autre aspect de la vio­lence poli­tique. Un otage dans un moment d’épreuve cherche à tenir. Sa démarche de résis­tance men­tale contraste avec les bruits du monde qui s’enchevêtrent sans par­ve­nir à se dis­tin­guer. Un mariage a lieu dans la secte Moon. Un vieil écri­vain de renom ne cesse d’écrire sans plus pou­voir publier, signe d’une époque où le livre est fini. Il se laisse embar­quer dans une ten­ta­tive de libé­ra­tion du cap­tif au Liban.
La nar­ra­tion ne pré­sente pas une suc­ces­sion d’événements cen­sés consti­tuer une trame, mais les faits sont plu­tôt trai­tés comme des sym­boles voués à faire sens, indé­pen­dam­ment ou non de leur contexte. Au cours des scènes pré­sen­tant des dis­cus­sions, fré­quem­ment, un malaise s’installe ; on en vient sou­vent à vociférer.

Un long entracte donne l’occasion à un homme vitu­pé­rant d’exprimer ses pro­pos sans s’interrompre, avec emphase et empa­thie. Des hommes d’affaires, des intel­lec­tuels se ren­contrent en Grèce, enga­geant de longues dis­cus­sions concer­nant un mar­ché puis une explo­ra­tion d’allure anthro­po­lo­gique. On suit la piste d’une secte mys­té­rieuse, qui en vient à com­mettre des meurtres en série, pour des rai­sons sur les­quelles on s’interroge.
La quête finit par conduire de l’autre côté du lan­gage, là où celui-ci unit dans la sépa­ra­tion, au lieu de sépa­rer dans l’effort d’unifier. Fina­le­ment, le spec­tacle nous per­met d’approcher les pra­tiques de la secte, de décou­vrir une glos­so­la­lie qui consiste en une vibra­tion des corps. Une transe col­lec­tive comme une apo­théose expia­toire autant que pro­pi­tia­toire. Semblent sourdre de la conscience des per­cus­sions, des exal­ta­tions natatoires.

Une gigan­tesque fresque élec­tro qui conjoint les forces du monde et témoigne de son inin­tel­li­gi­bi­lité. Un tableau apo­ca­lyp­tique dans une atmo­sphère mes­sia­nique. La caméra dyna­mise l’action : lorsqu’on pénètre au-delà de l’avant-scène, des néons, des cou­loirs en verre, des fumi­gènes per­mettent de sug­gé­rer des dépla­ce­ments indé­fi­nis. D’abord un peu sur­pris de voir du théâtre filmé, on se délecte vite de voir le film se tour­ner. À tout moment peut naître l’impression que la parole s’emballe, que le pro­pos peut dési­gner ce que le monde n’est pas, ce qu’il n’est que trop.
Bien sûr sur­pris par l’ambition du pro­pos, on recon­naît avec bon­heur que la construc­tion pro­cède de malice autant que de logique. De l’intégrale on res­sort pétri­fié ou enchanté, au moins édi­fié sur notre pou­voir de dire, de ne pas pou­voir dire : de notre inca­pa­cité à nous ins­crire ailleurs que dans les brèches des choses.

chris­tophe gio­lito & manon pouliot

Joueurs, Mao II, les noms

d’après Don DeLillo

mise en scène Julien Gosselin

Com­pa­gnie Si vous pou­viez lécher mon cœur

avec

Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Fer­ron, Noé­mie Gan­tier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Fré­dé­ric Leid­gens, Caro­line Mou­nier, Vic­to­ria Ques­nel, Maxence Vandevelde

Tra­duc­tion Marianne Véron ; adap­ta­tion Julien Gos­se­lin ; scé­no­gra­phie Hubert Colas ; créa­tion musi­cale Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Maxence Van­de­velde ; créa­tion lumière Nico­las Jou­bert ; créa­tion vidéo Jéré­mie Ber­naert, Pierre Mar­tin ; créa­tion sonore Julien Feryn cos­tumes Caro­line Tavernier.

Au Théâtre de l’Odéon, Ate­liers Ber­thier, 75017 Paris

Du 17 novembre au 22 décembre 2019, 20h du mardi au jeudi, 13h30 le samedi et le dimanche.

Inté­grale des trois spec­tacles le week-end, Joueurs le mardi, Mao II le mer­credi, Les Noms le jeudi

Durée Joueurs - 3h, Mao II - 3h10, Les Noms - 3h / durée de l’intégrale 9h10

Pro­duc­tion Si vous pou­viez lécher mon cœur, copro­duc­tion Odéon-Théâtre de l’Europe, Kai­dong Coopé­ra­tion franco-taïwanaise pour les arts vivants, Phénix-scène natio­nale pôle euro­péen de créa­tion Valen­ciennes, Natio­nal Per­for­ming Arts Cen­ter, Natio­nal Thea­ter & Concert Hall, Taï­wan, Théâtre Natio­nal de Stras­bourg, Fes­ti­val d’Avignon, MC2 Gre­noble, Théâtre du Nord-CDN Lille Tour­coing Hauts-de-France, Inter­na­tio­nal Thea­ter Amster­dam, Théâtre Natio­nal de Bre­tagne, Bonlieu-scène natio­nale d’Annecy, Le Quartz-scène natio­nale de Brest, Fes­ti­val d’Automne à Paris, La Fila­ture de Mulhouse,

avec la par­ti­ci­pa­tion artis­tique du Jeune théâtre natio­nal, avec le sou­tien de Nanterre-Amandiers et Mon­té­vi­déo, créa­tions contem­po­raines avec le sou­tien excep­tion­nel de la DGCA / DRAC Hauts-de-France et de la région Hauts-de-France, avec le sou­tien du Cercle de l’Odéon, avec le Fes­ti­val d’Automne à Paris.

JoueursMao IILes Noms de Don DeLillo sont des ouvrages publiés aux Édi­tions Actes Sud.

Tour­née : 10 jan­vier 2019 Bon­lieu Annecy ; 16 février 2019 Théâtre de Saint Quen­tin en Yve­lines, en par­te­na­riat avec l’Onde de Velizy-Villacoublay ; 2 et 3 mars 2019 DeSin­gel, Anvers ; 16 mars 2019 Le Quartz, Brest ; 23 au 30 mars 2019 Théâtre Natio­nal de Bre­tagne, Rennes.

Leave a Comment

Filed under Théâtre

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>