Un compte à rebours sur trois écrans, dont l’un domine la scène, en égrenant fort les secondes, nous fait sentir la longueur d’une minute. Les comédiens sont présentés comme dans une bande-annonce, mais leurs mimiques gênées amusées leur donnent une carnation théâtrale.
Une voix raconte avec violence des moments de tension dans un avion, avec une intensité dramatique soutenue par la musique techno assourdissante. On assiste à des scènes de la vie quotidienne de jeunes new-yorkais, au cours desquelles les personnages dérapent en s’interrogeant sur eux-mêmes. Les protagonistes du film semblent s’enfermer progressivement dans leur détresse
Dans la deuxième partie, on assiste à la manifestation, cette fois-ci en présence, d’un projet révolutionnaire mondial. Le propos pourrait nous conduire à réfléchir sur les conditions de sa réalisation, mais les moyens terroristes mobilisés donnent à l’affaire une apparence de film d’espionnage.
Il s’agit d’un projet d’attentat qui vise à faire exploser la salle du New-York Stock Exchange. Le trader joue le rôle d’agent double. L’intrigue se déploie dans l’irrésolution.
Pendant l’entracte, des discours d’ordre prophétique, imprécateur, mêlent plusieurs registres. La seconde représentation montre un autre aspect de la violence politique. Un otage dans un moment d’épreuve cherche à tenir. Sa démarche de résistance mentale contraste avec les bruits du monde qui s’enchevêtrent sans parvenir à se distinguer. Un mariage a lieu dans la secte Moon. Un vieil écrivain de renom ne cesse d’écrire sans plus pouvoir publier, signe d’une époque où le livre est fini. Il se laisse embarquer dans une tentative de libération du captif au Liban.
La narration ne présente pas une succession d’événements censés constituer une trame, mais les faits sont plutôt traités comme des symboles voués à faire sens, indépendamment ou non de leur contexte. Au cours des scènes présentant des discussions, fréquemment, un malaise s’installe ; on en vient souvent à vociférer.
Un long entracte donne l’occasion à un homme vitupérant d’exprimer ses propos sans s’interrompre, avec emphase et empathie. Des hommes d’affaires, des intellectuels se rencontrent en Grèce, engageant de longues discussions concernant un marché puis une exploration d’allure anthropologique. On suit la piste d’une secte mystérieuse, qui en vient à commettre des meurtres en série, pour des raisons sur lesquelles on s’interroge.
La quête finit par conduire de l’autre côté du langage, là où celui-ci unit dans la séparation, au lieu de séparer dans l’effort d’unifier. Finalement, le spectacle nous permet d’approcher les pratiques de la secte, de découvrir une glossolalie qui consiste en une vibration des corps. Une transe collective comme une apothéose expiatoire autant que propitiatoire. Semblent sourdre de la conscience des percussions, des exaltations natatoires.
Une gigantesque fresque électro qui conjoint les forces du monde et témoigne de son inintelligibilité. Un tableau apocalyptique dans une atmosphère messianique. La caméra dynamise l’action : lorsqu’on pénètre au-delà de l’avant-scène, des néons, des couloirs en verre, des fumigènes permettent de suggérer des déplacements indéfinis. D’abord un peu surpris de voir du théâtre filmé, on se délecte vite de voir le film se tourner. À tout moment peut naître l’impression que la parole s’emballe, que le propos peut désigner ce que le monde n’est pas, ce qu’il n’est que trop.
Bien sûr surpris par l’ambition du propos, on reconnaît avec bonheur que la construction procède de malice autant que de logique. De l’intégrale on ressort pétrifié ou enchanté, au moins édifié sur notre pouvoir de dire, de ne pas pouvoir dire : de notre incapacité à nous inscrire ailleurs que dans les brèches des choses.
christophe giolito & manon pouliot
Joueurs, Mao II, les noms
d’après Don DeLillo
mise en scène Julien Gosselin
Compagnie Si vous pouviez lécher mon cœur
avec
Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Adama Diop, Joseph Drouet, Denis Eyriey, Antoine Ferron, Noémie Gantier, Carine Goron, Alexandre Lecroc-Lecerf, Frédéric Leidgens, Caroline Mounier, Victoria Quesnel, Maxence Vandevelde
Traduction Marianne Véron ; adaptation Julien Gosselin ; scénographie Hubert Colas ; création musicale Rémi Alexandre, Guillaume Bachelé, Maxence Vandevelde ; création lumière Nicolas Joubert ; création vidéo Jérémie Bernaert, Pierre Martin ; création sonore Julien Feryn costumes Caroline Tavernier.
Au Théâtre de l’Odéon, Ateliers Berthier, 75017 Paris
Du 17 novembre au 22 décembre 2019, 20h du mardi au jeudi, 13h30 le samedi et le dimanche.
Intégrale des trois spectacles le week-end, Joueurs le mardi, Mao II le mercredi, Les Noms le jeudi
Durée Joueurs - 3h, Mao II - 3h10, Les Noms - 3h / durée de l’intégrale 9h10
Production Si vous pouviez lécher mon cœur, coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Kaidong Coopération franco-taïwanaise pour les arts vivants, Phénix-scène nationale pôle européen de création Valenciennes, National Performing Arts Center, National Theater & Concert Hall, Taïwan, Théâtre National de Strasbourg, Festival d’Avignon, MC2 Grenoble, Théâtre du Nord-CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, International Theater Amsterdam, Théâtre National de Bretagne, Bonlieu-scène nationale d’Annecy, Le Quartz-scène nationale de Brest, Festival d’Automne à Paris, La Filature de Mulhouse,
avec la participation artistique du Jeune théâtre national, avec le soutien de Nanterre-Amandiers et Montévidéo, créations contemporaines avec le soutien exceptionnel de la DGCA / DRAC Hauts-de-France et de la région Hauts-de-France, avec le soutien du Cercle de l’Odéon, avec le Festival d’Automne à Paris.
Joueurs, Mao II, Les Noms de Don DeLillo sont des ouvrages publiés aux Éditions Actes Sud.
Tournée : 10 janvier 2019 Bonlieu Annecy ; 16 février 2019 Théâtre de Saint Quentin en Yvelines, en partenariat avec l’Onde de Velizy-Villacoublay ; 2 et 3 mars 2019 DeSingel, Anvers ; 16 mars 2019 Le Quartz, Brest ; 23 au 30 mars 2019 Théâtre National de Bretagne, Rennes.