Christopher Priest, Conséquences d’une disparition

Réalité trans­for­mable contrôlée

« Toute vérité est-elle défi­ni­tive ? » Ce sujet de dis­ser­ta­tion phi­lo­so­phique tombé aux épreuves du bac­ca­lau­réat en France quelques semaines avant la paru­tion du livre de Priest peut par­fai­te­ment lui ser­vir de sous-titre. L’auteur de Futur inté­rieur, Une femme sans his­toires, La Sépa­ra­tion uti­lise en effet le ter­rain d’une science-fiction, fine et sub­tile, pour inter­ro­ger au prisme des atten­tats du 11-Septembre aux Etats-Unis le lien entre réa­lité et vérité, entre fac­tion et fic­tion.
Son héros, le jour­na­liste free-lance Ben Mat­son mène une enquête sur cette tra­gé­die afin de savoir  ce qu’il est advenu de Lil,  sa fian­cée de l’époque, cen­sée avoir dis­paru dans le crash d’un des avions, le vol Ame­ri­can Air­lines 77, détour­nés par des ter­ro­ristes sur le Penta­gone.  Deux décen­nies passent, nous sommes au début de la seconde décen­nie du XXIe siècle, dans une Écosse indé­pen­dante et membre de l’Union Euro­péenne (sic) et Mat­son, qui tra­vaille dans le jour­na­lisme de vul­ga­ri­sa­tion scien­ti­fique, a refait sa vie avec Jeanne (il vit avec sa com­pagne et leurs deux enfants sur l’île de Bute — per­son­nage à part entière du roman pour une rai­son qui ne sera pas expli­ci­tée) …jusqu’à ce que le 11-Septembre se rap­pelle à lui, par le biais d’un entre­tien que doit lui accor­der le brillant mathé­ma­ti­cien Kyril Tata­rov  (auquel il a autre­fois consa­cré un scé­na­rio de docu­men­taire – manière comme pour Priest de réflé­chir au sta­tut du réel en écri­vant une fic­tion)  tra­vaillant au nom du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain sur l’application mathé­ma­tique du théo­rème socio­lo­gique de Tho­mas (1923) selon lequel « Si des gens défi­nissent des situa­tions comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs consé­quences. Autre­ment dit, c’est l’interprétation d’une situa­tion qui déter­mine l’action. »

Bien­tôt, une mul­ti­pli­cité d’éléments épars com­mencent de conver­ger autour de l’attentat (qui obsède lit­té­ra­le­ment le pro­ta­go­niste) et de la « réa­lité iden­ti­fiable » qu’il désigne. Lucinda, la belle-mère malade de Mat­son, paraît elle-même reliée au 11-Septembre et révèle, dans de rares et trou­blants moments de luci­dité retrou­vée, des bribes de sou­ve­nirs contra­dic­toires asso­ciant deux choses impos­sibles en même temps (il faut attendre cette page 122 où sur­gissent ces « faux sou­ve­nirs » pour voir appa­raître expli­ci­te­ment dans la trame du roman deux passés/réalités paral­lèles, selon la  thé­ma­tique de l’uchronie chère à l’auteur).
Mais aussi des sou­ve­nirs récents où Lucinda met en avant des repré­sen­ta­tions qu’elle ne devrait pas pou­voir connaître. Le paral­lèle induit entre les Twin Towers effon­drées et le psy­chisme atteint de Lucinda tend à signi­fier alors que, au regard d’une lec­ture don­née du réel (de ce qu’est pour les auto­ri­tés la ver­sion offi­cielle quant à tel ou tel évé­ne­ment), il peut exis­ter, en marge, plé­thore d’interprétations à même de remettre en ques­tion le réfé­rent de départ.

Repre­nant ainsi à son compte — tout en s’en dis­tan­ciant avec pru­dence — toute une lit­té­ra­ture com­plo­tiste et conspi­ra­tion­niste contes­tant ce qui a bel et bien eu fac­tuel­le­ment lieu le 11 Sep­tembre, Ben Mat­son amène le lec­teur à inter­ro­ger de manière cri­tique son propre sou­ve­nir de cet évé­ne­ment trau­ma­tique tel qu’il a été dif­fusé dans les médias et sources d’information de l’époque, allant dans le sens d’un pré­cepte anti-thomiste, soit à ne plus croire en ce que l’on voit :  on apprend, par exemple, que vu la manière dont les tours ont été conçues (du point de vue du sou­bas­se­ment archi­tec­tu­ral), il était impos­sible, mal­gré l’impact des avions, l’explosion du kéro­sène et les incen­dies qui se sont décla­rés ensuite, qu’elles  se soient effon­drées dans « leur propre empreinte » comme elles l’ont pour­tant fait ce jour-là…
Ins­til­lant le doute en dou­ceur, déga­geant les inco­hé­rences mani­festes, Priest observe que « la façon dont un évé­ne­ment fac­tuel­le­ment linéaire [peut] être filmé en direct, puis mani­pulé par le réa­li­sa­teur pour en chan­ger le sens, par le choix dans angles de prise de vue, le mon­tage, les dis­trac­tions, les jux­ta­po­si­tions d’images, les inserts et les com­men­taires, les cou­pures [afin] que le spec­ta­teur ne voie pas vrai­ment tout ».

Comme Tata­rov l’explique, il coexis­te­rait tou­jours plu­sieurs ver­sions d’un fait donné : la 1ère, celle du fait-même, la 2ème qui se pré­sente comme ver­sion offi­cielle (source de toutes les sus­pi­cions) et la 3ème visant à réunir le fait et les hypo­thèses à son égard.  Or, sou­ligne Priest au sujet de la 2e ver­sion ren­for­cée par la dimen­sion pro­phy­lac­tique des réseaux sociaux et de l’Internet où cha­cun mani­pule l’information (la sur­in­for­ma­tion ?) de même que les masses à l’envi,  « L’objet B n’est pas affecté par les faits, parce que les faits ne le concernent pas. L’objet B est un mythe, mais il est tout ce que les gens ont, tout ce que le monde a envie d’avoir. Le faux a rem­placé le réel, et nous vivons main­te­nant avec les consé­quences de cela. »
Ce qui explique à la fois le titre du roman — « An Ame­ri­can Story » en ver­sion ori­gi­nale —  (dont il convient  de ren­ver­ser la cou­ver­ture pour décou­vrir  quel en est le pro­pos mêlant l’Histoire et les his­toires – tout est une ques­tion d’angle et de pers­pec­tive) et, entre autres pour l’Amérique, les deux guerres menées contre le ter­ro­risme et Al-Qaïda. (Et puisqu’on évoque la ver­sion ori­gi­nale du texte, on signa­lera au pas­sage un souci de tra­duc­tion à nos yeux : à deux reprises (p. 191 et p. 282)  le terme choisi pour évo­quer le sen­ti­ment de soli­tude et d’écart du héros par rap­port à ce qui l’entoure est “iso­la­tion” alors qu’ “iso­le­ment” s’impose, l’acoustique  ou la ther­mique n’étant pas la topo­gra­phie ou la psy­cho­lo­gie et une méchante faute de conju­gai­son éga­le­ment  à la page 190 : “…nous répondraient-on…”).

Long­temps après les évé­ne­ments du 11 sep­tembre, la vérité est encore fort loin­taine pour nombre de familles n’ayant tou­jours pas pu plei­ne­ment effec­tuer leur deuil et notre pré­sent, en dépit des éclai­rages inces­sants qu’il subit sur l’ensemble du wild world web , demeure fort ancré dans la fac­ti­cité et l’affabulation. On se sou­vient que Jean Bau­drillard en son temps moquait déjà les dérives de la sur­mé­dia­ti­sa­tion empê­chant que l’événement  en son centre ait seule­ment existé (La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu, 1991).  C’est l’essai Simu­lacres et simu­la­tion du même Bau­drillard qu’ouvre le futur Neo au début du film Matrix des frères Wachowsky ame­nant à consi­dé­rer, avec Bau­drillard et Priest, com­bien  le monde devenu désor­mais un immense arte­fact tech­no­lo­gique annule toute dis­tinc­tion entre réa­lité et ima­gi­naire.
Une dis­tinc­tion au coeur de la lit­té­ra­ture que Consé­quences d’une dis­pa­ri­tion n’omet point : le lec­teur atten­tif doit prendre en consi­dé­ra­tion que Ben Mat­son et Lil, laquelle offi­cie dans le monde édi­to­rial new-yorkais, se ren­contrent pour la pre­mière fois à l’occasion d’une réédi­tion du « Dra­cula  » de Bram Sto­ker, ce qui les amè­nera ensuite à visi­ter en amou­reux le vil­lage de Whitby où Sto­ker ima­gine que Dra­cula débarque en Angle­terre et où des afi­cio­na­dos affluent chaque année au nom d’une conven­tion Dra­cula qu’ils ne man­que­raient sous aucun pré­texte. (De l’opinion à l’action, la consé­quence est immé­diate, mais cela signifie-t– elle qu’elle est bonne ?).

Bref, un récit fic­tif ins­crit dans le sillage du théo­rème de Tho­mas qui pro­voque des consé­quences et des actions directes dans le réel. Et qui nous condamne à n’en être plus que les inter­pré­tants. Ce que nous appli­quons dès que nous com­men­çons à lire ce roman pries­tien contes­tant la ver­sion offi­cielle de ce qui s’est passé outre-Atlantique le jour du 11 sep­tembre 2001. Un roman qui ne s’intéresse pas seule­ment à la dis­pa­ri­tion des êtres et des immeubles mais à celle, aussi insi­dieuse que sourde, de la vérité, de la fia­bi­lité et de la mémoire.
Même si Priest adopte une posi­tion assez naïve quant au sens de l’Histoire  et du rôle affé­rent de l’autorité poli­tique — après tout celle-là  n’est-elle pas faite pour être en per­ma­nence modi­fiée par celle-ci ? — la leçon reste à méditer.

fre­de­ric grolleau

Chris­to­pher Priest, Consé­quences d’une dis­pa­ri­tion, Denoël, Lunes d’Encre, tra­duit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Jaques Col­lin, août 2018, 332 p. — 21, 50 €.

1 Comment

Filed under Science-fiction/ Fantastique etc.

One Response to Christopher Priest, Conséquences d’une disparition

  1. Soleil vert

    Pas mal du tout.
    La réfé­rence à Bau­drillard est bien venue. Bau­drillard revient sur le devant de la scène SF d’ailleurs avec Bon­heur de Baret (au Bélial) — la société de consommation

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