La révolution de l’art
Il faut d’abord recontextualiser ce livre : il est le fruit (et la fin ?) d’une époque et la « condition du vrai » dans la peinture – du moins de certaine peintures. L’ouvrage est paru en 1958 au moment où l’abstractionnisme qui à l’époque était une spécificité américaine allait imposer son empreinte sur le monde de l’art en faisant passer la capitale de la peinture de Paris à New-York.
Sailer montre ainsi comment réussir dans l’art sans passer par l’ENSBA ou autres écoles d’art : « Si vous peignez abstrait, on s’arrachera votre compagnie en société. Vous pourrez organiser des expositions, vous pourrez faire des cadeaux enthousiasmants à vos amis. Personne ne vous comprendra. Le secret qui dès lors vous entourera vous rendra plus désirable que jamais. Prenez votre destin en main. »
Partant, Comment peindre abstrait devient un discours et une suite de méthodes qui rappellent les riches heures de la moquerie sur la peinture (abstraite ou non). Citons par exemple le « Pédalisme » qui se pratique avec un vélo à une roue — mais le pratiquant peut aller jusqu’à 7 roues enduites de différentes couleurs. Existe aussi le « néo patisme » : il suffit d’un chat aux pattes enduites de peintures et d’une perche avec du Ronron en appât afin que le félin danse (un chat chat bien sûr). L’artiste peut choisir aussi le « férisme » ancêtre involontaire de la technique du transfert.
Mais il est aussi possible de projeter des poissons rouges imbibés de couleur sur la toile ou de disperser la matière pigmentée à l’aide d’un ventilateur à moins de préférer asséner des coups de marteau sur des tubes de couleurs. Cette valorisation des « –ismes » (sans oublier Pneuisme, culisme, boogiewoogisme, piétonisme, etc.) permet des dérivations au générateur premier que demeure l’abstractionnisme.
Le tout avec moult précisions techniques plus stupides les unes que les autres. Tout donc prête à rire dans cette prise de position qui à l’époque fut une panacée (les plus anciens parmi nous s’en souviennent…). Néanmoins, sans le savoir l’auteur (allemand) et son illustrateur (français) allaient ouvrir des portes.
Car, au-delà de la farce, il y avait intrinsèquement là de quoi renverser l’art et le reconstruire. L’enjeu premier — purement de l’ordre de la galéjade — allait montrer la voie à des pratiques parfois pertinentes. Il y aura d’ailleurs quelques mois après la publication originale de ce livre les anthropométries de Yves Klein, les empreintes de Viallat, sans parler du body art. Preuve que, sous la plaisanterie, se cachait non le déclin de l’art mais sa révolution. Les auteurs ne l’avaient pas prévue.
jean-paul gavard-perret
Sailer & Mose, Comment peindre abstrait ?, Editions Allia, Paris, 2018, 96 p.
Sailer & Mose, Comment peindre abstrait ?
Il faut d’abord recontextualiser ce livre : il est le fruit (et la fin ?) d’une époque et la « condition du vrai » dans la peinture – du moins de certaine peintures. L’ouvrage est paru en 1958 au moment où l’abstractionnisme qui à l’époque était une spécificité américaine allait imposer son empreinte sur le monde de l’art en faisant passer la capitale de la peinture de Paris à New-York.
Sailer montre ainsi comment réussir dans l’art sans passer par l’ENSBA ou autres écoles d’art : « Si vous peignez abstrait, on s’arrachera votre compagnie en société. Vous pourrez organiser des expositions, vous pourrez faire des cadeaux enthousiasmants à vos amis. Personne ne vous comprendra. Le secret qui dès lors vous entourera vous rendra plus désirable que jamais. Prenez votre destin en main. »
Partant, Comment peindre abstrait devient un discours et une suite de méthodes qui rappellent les riches heures de la moquerie sur la peinture (abstraite ou non). Citons par exemple le « Pédalisme » qui se pratique avec un vélo à une roue — mais le pratiquant peut aller jusqu’à 7 roues enduites de différentes couleurs. Existe aussi le « néo patisme » : il suffit d’un chat aux pattes enduites de peintures et d’une perche avec du Ronron en appât afin que le félin danse (un chat chat bien sûr). L’artiste peut choisir aussi le « férisme » ancêtre involontaire de la technique du transfert.
Mais il est aussi possible de projeter des poissons rouges imbibés de couleur sur la toile ou de disperser la matière pigmentée à l’aide d’un ventilateur à moins de préférer asséner des coups de marteau sur des tubes de couleurs. Cette valorisation des « –ismes » (sans oublier Pneuisme, culisme, boogiewoogisme, piétonisme, etc.) permet des dérivations au générateur premier que demeure l’abstractionnisme.
Le tout avec moult précisions techniques plus stupides les unes que les autres. Tout donc prête à rire dans cette prise de position qui à l’époque fut une panacée (les plus anciens parmi nous s’en souviennent…). Néanmoins, sans le savoir l’auteur (allemand) et son illustrateur (français) allaient ouvrir des portes.
Car, au-delà de la farce, il y avait intrinsèquement là de quoi renverser l’art et le reconstruire. L’enjeu premier — purement de l’ordre de la galéjade — allait montrer la voie à des pratiques parfois pertinentes. Il y aura d’ailleurs quelques mois après la publication originale de ce livre les anthropométries de Yves Klein, les empreintes de Viallat, sans parler du body art. Preuve que, sous la plaisanterie, se cachait non le déclin de l’art mais sa révolution. Les auteurs ne l’avaient pas prévue.
jean-paul gavard-perret
Sailer & Mose, Comment peindre abstrait ?, Editions Allia, Paris, 2018, 96 p.
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