« Mais moi, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. »
Rousseau, première promenade
Les Rêveries du promeneur solitaire sont un texte de la vieillesse de Rousseau qui, ayant entrepris de se connaître en tant qu’homme, après ce qu’il estime avoir été sa proscription hors du monde par les gens du monde ses amis et s’être décidé à se satisfaire de la solitude et de lui-même, se livre à l’exercice libre, sinon informe et inculte, de la rêverie. La rêverie comme moyen de connaissance de soi, comme voie d’accès à sa nature véritable : tel est l’enjeu de ces écrits, au reste inachevés et publiés posthumes.
Composées de dix promenades, écrites au fil de la plume, les Rêveries ont ceci de très particulier de ne pas être adressées au lecteur, de ne pas avoir de lecteur. C’est donc tout légitimement que l’on doit se demander quelle est la valeur d’un écrit dont nous ne sommes pas les destinataires, si Rousseau achève par lui une oeuvre personnelle, intime et surtout inédite, qui n’est pas sans intérêt pourtant, intérêt littéraire et philosophique.
Ni journal intime, quoique journalières et personnelles, ni autobiographie, quoiqu’autobiographiques, ni dialogue avec soi-même, quoique dialectiques, les Rêveries ont la qualité d’être une catégorie d’écriture nouvelle. Or ce genre nouveau n’a d’intérêt littéraire que s’il est mis en correspondance avec sa portée philosophique. Car les Rêveries discutent la morale et interrogent la connaissance du siècle des Lumières, prolongeant en elles-mêmes l’alternative que Rousseau représente lui-même dans ce siècle, qui lui doit tant et dont il s’écarte tant.
Les Rêveries sont le lieu, dans la quatrième promenade, d’une (re)définition du mensonge, et donc de la vérité, ce qui, chez Rousseau, ne peut pas ne pas être mis en relation avec l’épisode traumatique du ruban volé ; plus avant d’une analyse des sentiments et des mécanismes de la bonté, par exemple lorsque Rousseau, dans la sixième promenade, relève l’obligation qui naît tacitement de la répétition d’un geste de bienfaisance à l’égard du pauvre, et donc la dénaturation de la bonté qui préside à ce geste. Et, en définitive, ces Rêveries sont le lieu d’une discussion sur le bonheur. Quel bonheur possible, dans l’exil, la vieillesse et le renoncement ? Précisément celui qui ne tient qu’à soi et qui ne se nourrit que de sa propre passivité. Les promenades en sont l’exemple continu.
Les Rêveries proposent également, à travers les anecdotes nombreuses et les descriptions naturelles, une manière nouvelle d’aborder et surtout de constituer la science, non plus avec rationalité, mais par la sensation et l’émotion. Autrement dit, Rousseau propose dans ce texte une approche du monde éminemment subjective et subjectivante, et par là, une révélation de soi par la révélation du monde. Si bien que tout concourt au moi. Mais ce moi n’est pas un moi particulier et égocentrique. C’est tout l’intérêt du texte, et ce qui constitue sa nature double : littéraire et philosophique.
Le moi qui est mis à l’épreuve dans les Rêveries est le moi individuel de chaque individu et que chaque homme est susceptible d’inventer, par la rêverie, la solitude et la contemplation, qui sont, au reste, les déterminations de l’homme à l’état sauvage, suivant le Second discours, dont la logique n’est pas absente des Rêveries.
En même temps qu’un genre nouveau et qu’une lumière faite sur le 18ème siècle, ce texte est donc une invitation à l’individualité comme manière d’exister.
enzo michelis
Jean-Jacques Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, Flammarion, décembre 2011, 2224 p. — 2,90 €.