Bienvenue au royaume de la mixtion de l’économie, du mégabusiness et de la world enterprise
On avait laissé Winch dans Golden Gate en singulière posture. Devenu du jour au lendemain la vedette d’un feuilleton télé daubesque — un “Shadow” qui même à un “s” prêt n’a rien de cassavettien — enregistré à San Francisco et produit par une filiale du groupe, W9, l’ami de Largo Simon Ovronnaz, pétait un câble tandis que son milliardaire de copain se mettait à couper les cheveux et les dollars en quatre afin de déterminer quelle faction (séditieuse, n’en doutez pas) se dissimulait derrière ce casting douteux au financement trop conséquent pour ne pas recouvrir d’autres intentions. L’affaire était d’ailleurs suffisamment louche pour que, piégé comme un débutant, Largo se retrouve en prison (accusé de viol sur mineure) aux côtés de Cochrane, numéro 2 du groupe W, inculpé quant à lui par l’I.R.$ (le service du fisc américain) pour fraude fiscale. Bref, c’était la Bérézina totale au pays des sunlights.…
Shadow, 12e opus de la série, met un heureux terme à l’inconfort des uns et des autres tout en rabibochant les deux amis. Entre-temps Largo aura réglé ses comptes avec un autre groupe financier ayant monté toute cette opération pour lui faire un sort, sauvé d’une bande de rats et d’un snuff-movie croquignolet une de ses employées, Sarah Washington, soudainement disparue dans le tome précédent, échappé lui-même à un enterrement dans le désert inspiré des rituels navajos, sa tête seule émergeant du sable, à la merci des scorpions et des fourmis ! Rien de neuf sous le soleil de l’inspiration scénaristique direz-vous ? En un certain sens force est de reconnaître que la mixtion d’économie, de mégabusiness et de world enterprise qui caractérise la saga se dévide avec régularité d’un album à l’autre — ce qui ne déplaît pas au lectorat, loin s’ en faut, puisque Largo Winch se décline déjà à travers de nombreux supports marketing : série TV, jeu vidéo, parfum etc.
Qui ne s’amusera/ s’inquiétera pas — c’est selon — à ce propos que la réalité rejoigne en la matière la fiction, le feuilleton Largo Winch venant d’être lancé sur M6 au moment où paraît cet album consacré à l’ entertainment et aux plateaux de télévision… ? Quoi qu’il en soit, on aurait mauvaise grâce à ne pas admettre que les rebondissements fonctionnent bien, que le suspense et les scènes d’action sont au rendez-vous. Shadow est d’ailleurs plus dense, plus structuré que Golden Gate et même si de longues bulles explicatives empèsent parfois le déroulement de l’intrigue mise sans failles en bouche par un dessin limpide et carré de Francq, Largo nous expose une nouvelle fois de manière magistrale la perversion des requins de la finance qui en veulent toujours plus. Un peu comme les lecteurs en mal de projections identitaires et de sensations somme toute, signe peut-être que, confortablement à l’abri dans un paradis fiscal ou sauvagement exposée à la déréliction sociale, la gent humaine demeure toujours rivée aux mêmes (bas) instincts…
Une fois n’est pas coutume, Le beau Largo se trouve dès le début de cet album dans la mouise jusqu’au cou, à croire qu’il attire autant les ennuis que les regard des femmes. En effet, alors qu’il est invité sur le plateau de l’émission « Le Prix de l’Argent », notre fringant milliardaire a à peine le temps de se lancer dans un couplet sur sa définition fuyante de la mondialisation, lui qui est apparemment si soucieux de la misère du monde (humm), qu’il assiste au suicide en direct de Dennis Tarrant, l’ancien directeur d’une des mille entreprises du groupe W, Speed One, dissoute il y a peu. Les taches faisant mauvais ménage avec les paillettes, surtout lorsqu’elles maculent aussi les caméras, Largo, accusé d’homicide, s’envole illico pour le Montana afin d’enquêter sur place sur les comptes de Speed one, entreprise de construction de skis appelée à être délocalisée en Tchéquie.
Bien évidemment il n’est pas le bienvenu chez les locaux, qui le reçoivent à leur façon et notre play-boy amoché ne trouvera réconfort que dans les bras de la fille, aveugle, de Tarrant, dont on devine qu’elle sera sa prochaine conquête. Bien évidemment il y a magouille sur roche et l’on pressent que la multinationale milliardaire qu’est le groupe W est blanche comme neige quant au suicide de Tarrant orchestré par des personnes malveillantes. Sur un air téléphoné, l’intérêt de ce Prix de l’argent réside plutôt dans la soudaine solitude qui pèse sur les épaules de Winch, que ses deux amis Simon et Freddy sont fatigués de suivre dans ses démêlées. Van Hamme comble les attentes de ses lecteurs au passage en proposant ici la suite de l’histoire de Freddy Kaplan, alias Ari Ben Chaïm, personnage énigmatique qui accompagne Largo depuis plus longtemps que Simon et dont le passé, en partie révélé dans Golden Gate, n’avait pas encore été totalement éclairé par les feux du flash-back.
Sans doute pas le meilleur album de la série qui tend à se relâcher quelque peu depuis le tome 11, pas celui en tout cas qui amène à une prise de position critique par rapport à la question géopolitique de la mondialisation ou à la casuistique d’un PDG de groupe international, mais une intrigue de bon ton qui suit son bonhomme (friqué) de chemin.
frederic grolleau
Van Hamme (scénario) et Francq (dessin), Largo Winch, Dupuis, collection Repérages, |
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