Philippe Lafitte, Celle qui s’enfuyait

« Le sang appelle le sang » ou les limites de l’isolement

Décou­vert au temps d’Un  monde par­fait et dEtran­ger au para­distous deux parus chez Buchet-Chastel,  Phi­lippe Lafitte a bien changé. On serait tenté d’écrire : il a changé en bien mais, outre que ce ne serait pas très aimable – ni objec­tif au demeu­rant – à l’égard de ce qu’il écri­vait alors, cela pré­sup­po­se­rait que l’on pré­fé­re­rait Celle qui s’enfuyait aux pré­cé­dents romans, ce qui n’est pas le pro­pos.
Disons que, dans le cadre de cet opus, l’auteur a choisi un registre (celui du « polar mais pas que ») plus sec, dyna­mique  — très, quasi ciné­ma­to­gra­phique dans l’écriture  — qui per­met avec grand plai­sir et flui­dité de décou­vrir les errances de son héroïne Phyl­lis Marie Mer­vil. Une satis­fac­tion de lec­teur qui n’était pas gagnée pour autant que, avant d‘aborder cet ouvrage, ô douce infa­mie que celle du cri­tique lit­té­raire !, nous sor­tions d’un essai magis­tral sur lHistoire du fas­cisme par Fré­dé­ric Le Moal, lisions l’étonnant Le nazi et le bar­bier de Edgar Hil­sen­rath tout en tra­dui­sant un article de la Stampa sur la nou­velle pro­jec­tion à Cannes du Mean streets de Scor­sese  ! Notre vie est un enfer, cha­cun en conviendra.

Bref, dans de telles condi­tions hos­tiles à la récep­tion d’un petit roman (213 pages) doté d’une cou­ver­ture jaune criard (non mais quelle idée, Gras­set fait quelque chose !),  on se disait, poids du pré­jugé tenace sur la conscience ser­vile, que l’histoire de cette femme qui court dans un cer­tain causse (mot éner­vant qui revient toutes les 5 pages en moyenne mais bon, l’essentiel n’est pas là) avec son chien jusqu’au moment où elle n’y court plus (le chien en moins), ça n’allait pas le faire…
Soyons ras­su­rés : ça le fait, et même « grave » (enten­dez beau­coup) — pour ral­lier à notre cause livresque une jeu­nesse déstruc­tu­rée en mal de repères lin­guis­tiques. Ce qui jus­ti­fie, pour ceux qui suivent, le « bien » du départ par le tru­che­ment duquel nous qua­li­fiions alors le chan­ge­ment du romancier.

Tout cela, si peu – mais la fin est tou­jours déjà dans le com­men­ce­ment sou­tient le phi­lo­sophe Hegel, pour dire que Celle qui s’enfuyait est impec­ca­ble­ment maî­trisé et par­ti­cipe de la fré­né­sie furieuse de tout page-turner digne de ce nom. Plus qu’auparavant donc, Phi­lippe Lafitte sait faire montre de son sens du scé­na­rio pour, lit­té­ra­le­ment et lit­té­rai­re­ment, construire – le mot n’est pas de trop ­ – une intrigue comme fice­lée aux petits oignons (nous visons ici une autre caté­go­rie sociale après les adu­les­cents et autres ado­les­chiants : les quin­qua­gé­naires ama­teurs de bonne chère et des petits plai­sirs, dits épi­cu­riens, de la vie).

Ce qui nous a séduit sur­tout  dans ce thril­ler attes­tant com­bien on peut fusion­ner lit­té­ra­tures blanche et noire, ce n’est pas seule­ment l’inévitable sus­pense qui gra­vite autour de Phyl­lis, la jog­geuse afro-américaine de culture fran­co­phone, ago­ra­phobe auteure de polars à suc­cès qui, à presque 60 ans, alterne les pseu­do­nymes pour pro­duire un roman par an tel un métro­nome édi­to­rial et qui se voit sou­dain au fin fond de France, du côté de Milau, tra­quée par un tueur impla­cable (nous spoi­lons le moins qu’il est pos­sible), mais la roue­rie mati­née d’esprit de finesse avec laquelle Laf­fitte se joue, dans une struc­ture réti­cu­laire à l’envi, du pro­ces­sus de l’écriture roma­nesque et de la vie édi­to­riale  – lequel il inter­cale avec des flash-back dédiés au passé amé­ri­cain de Phyl­lis dans les tumul­tueuses seven­ties de la contes­ta­tion, sous l’égide des Black Pan­thers, pour la recon­nais­sance des droits civiques.
Agré­menté de la bande-son ad hoc, obli­geam­ment four­nie par l’auteur qui fait son Chat­tam à la fin du livre, et dilué tout au long d’icelui, l’ensemble qui décline toutes les formes de la tra­hi­son fait mouche et se livre tel du cousu main (serait-ce une pénul­tième caté­go­rie sociale, n’abusons point). Laf­fite fait ainsi de la ten­sion sociale son objet, son maître-mot. Et nous régale.

Un hymne à la littérature-refuge. Un roman sur la ven­detta,  sur l’art  – sinon l’éloge – de la fuite, le poids du passé, le dan­ger de l’activisme anti-système qui passe comme une lettre à la poste (non, n’y pen­sez même pas) et se par­court d’un trait.
Et quel trait !

fre­de­ric grolleau

Phi­lippe Lafitte, Celle qui s’enfuyait, Édi­tions Gras­set, mars 2018, 213 p. –18,00 €.

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