Gregory Forstner est un enfant du monde. Sa mère est née en Algérie, a grandi à Casablanca. Son père en Autriche, et a vécu à Londres, en Afrique. Quant au futur artiste, il a vu le jour au Cameroun avant de vivre à Nice puis aux USA. Grand voyageur, il n’est pourtant jamais retourné dans son pays natal : « Quand la réalité rencontre le passé il faut que cela apporte quelque chose de nouveau, de différent, qui le lie au présent, sinon on est amené à comparer aux souvenirs, ce qui est forcément compromis. » L’artiste est aussi acteur (mais y a renoncé pour le moment) et un plongeur (ami de Jacques Mayol célèbre par « Le Grand Bleu»). Il aime toujours nager en pleine mer mais reste d’abord et avant tout peintre.
Il retrouve dans son art la même angoisse que lorsqu’il plongeait en profondeur : « Lorsque je commence un tableau, j’ai peur qu’il ne soit pas bon, mais en même temps j’ai une grande confiance en mes capacités. Je dois trouver le juste équilibre entre la prudence et oser ».
Pour autant, ses images ne se juxtaposent pas à son amour pour la mer. Il propose à travers ses œuvres d’autres types d’émotions. Et il privilégie la figuration car la nature ne l’interroge pas de la même manière que la figure. Celle-ci lui sert de face à face avec lui-même et dans la confrontation avec les autres, la société. Ses portraits sont parfois drôles mais toujours sans concession au nom d’une exigence intime qui prend sa source dans une filiation tourmentée. Petit-fils d’un nazi, il n’a néanmoins jamais ressenti la culpabilité de la génération de son père. Il a, dans un texte puissant (« Mon héros »), osé écrire ce qui l’attachait à ce grand-père qui ne fut en rien un SS important mais un simple officier des « Totenkopf ».
Il dit avoir éprouvé quelque déception à apprendre qu’il n’était pas qu’un comparse de second ordre . Et d’oser avouer « C’est un sentiment étrange, difficile à expliquer. D’une certaine façon, le seul sentiment qu’un enfant ou petit-fils recherche chez parents ou grands parents est la fierté. L’amour n’a rien avoir avec le Bien et le Mal. On peut aimer un monstre, c’est comme ça. »Une telle idée peut choquer car elle demeure souvent cachée.
Forstner ose la formuler. D’autant que, ajoute-t-il, enfant, « ma grand-mère me disait que je ressemblais davantage à mon grand-père qu’à mon père. Elle était fière de moi en me montrant les photos de mon grand-père — je pensais qu’il avait de l’allure, alors j’étais fier. A cette époque, je n’avais aucune idée de la guerre, de ce que ça veut dire d’être du bon ou du mauvais côté de la vie, de la mort, de la société, de la politique. En vérité j’étais fier d’une abstraction. » Mais face à cette abstraction l’artiste refuse une vision simpliste lorsqu’il parle de son travail.
N’y voir qu’une fonction de thérapie est pour lui trop littéral et naïf. Il sait qu’on ne tue pas ses fantômes : il s’agit d’accepter de se les incorporer – puisqu’ils sont insécables de soi – et d’avancer avec. C’est pourquoi ses œuvres sont si prégnantes. Visages humains ou animaliers possèdent toujours en « fond » un caractère absurde. Et l’auteur d’ajouter : « Je peins car je ne comprends pas ce que je fais sur Terre. Enfant, j’avais l’image d’un Dieu riant en nous regardant d’en haut. Des années après j’ai retrouvé dans le rire de Démocrite la même relation à l’absurdité. » A ce titre, ses « chiens casqués » doivent être vus certes comme un sujet, sur la guerre, l’Allemagne mais il faut aller plus loin. Car l’œuvre est complexe et nourrie de plusieurs influences : l’expressionnisme allemand en premier lieu, Otto Dix mais aussi des influences anglo-saxonnes dont Bacon.
De telles images, sous leur « absurdité », sont toujours un peu d’eau salée contre les larmes et en faveur de la vie. Manière aussi pour le créateur de happer la lune, de la laisser fondre avec des pépites d’étoiles sans pour autant s’éloigner des hommes tels qu’ils sont : un mélange de joie et de désillusion aussi. En eux, des fauves demeurent tapis. Mais ils recèlent aussi des dompteurs rêvant de faire sauter le loquet de leur propre territoire interdit auquel l’artiste donne de beaux aperçus.
Le tout dans des coulées de couleurs pour atteindre par la figuration des terres rares. Quant à la mer, c’est une autre histoire.
jean-paul gavard-perret
Gregory Forstner, Coffret, Maison Dagoit, Rouen, 2018 — 25,00 €.