Explorer la beauté du fragile et la fragilité du beau
Jean-Louis Chrétien offre une réflexion intense sur la fragilité afin de distinguer certaines “lois” au sujet du comportement des hommes. Il fait une distinction entre faiblesse et fragilité. La seconde est ignorée formellement chez les Grecs. C’est avec les Latins qu’elle devient « un mot et un concept décisif pour penser la condition humaine » propre à l’Europe occidentale — même si cette dernière n’en possède pas l’exclusivité. Pour l’auteur, la fragilité est un état qui désigne des champs particuliers qui vont de la maladie à la pauvreté. Dans ce but, il a revisité les grands de l’Antiquité, ceux des père de l’Eglise et des philosophes classiques, de Montaigne à Kierkegaard, mais aussi l’histoire des arts, les naissances, les matières premières jusqu’aux bulles de savon… Il s’agit d’explorer «la beauté du fragile et la fragilité du beau».
La fragilité est le propre de l’humain et s’oppose aux certitudes divines et à leur dureté. L’auteur rentre, pour l’expliquer, dans les digressions lexicales de diverses langues et époques. C’est brillant même si le lecteur peut se perdre dans des suites d’arguties certes justes mais qui manquent de resserrement. Elles servent néanmoins à divers travaux de dentelles que certains philosophes affectionnent mais qui leur donnent un statut de petit maître.
Lire Kierkegaard restera pas exemple moins roboratif mais plus efficient. Toutefois, lectrices et lecteurs peuvent se sentir plus intelligents face à de telles démonstrations. Certes, un tel concept mériterait moins de finesse et plus de géométrie même si la fragilité par essence en manque. A force de dérives, chacun peut arriver, dans ce livre, à perdre son latin et son grec mais l’exercice reste d’une grande séduction intellectuelle.
D’autant que, pour l’auteur, ce concept est la base d’un processus capital : l’aptitude à faire le mal. Jean-Louis Chrétien laisse un espoir (au nom, entre autre, des leçons du Nouveau Testament) : « l’assiégeant peut devenir assiégé, le vainqueur vaincu, le geôlier captif, le supplié suppliant, le riche mendiant, et inversement». Cela tient moins à l’être humain qu’aux conditions dans lesquelles il est plongé. On ne peut donc pas parler de nihilisme mais l’optimisme doit être compris lui-même comme un concept fragile puisqu’il faut une certaine grâce sanctifiante afin de sortir des dangers que la fragilité produit.
Les détours par Pline l’Ancien, Pascal, Schopenhauer, Mallarmé rappellent que nul ne peut se démettre de cette donnée. Elle devient pour l’auteur « la dimension constitutive de la finitude». Toutefois, plutôt que de se limiter au moment où la bulle du savon éclate, le sage doit retenir le moment où l’enfant souffle pour lui accorder le provisoire volume qui lui permet de prendre son s’envol.
jean-paul gavard-perret
Jean-Louis Chrétien, Fragilité, Editions de Minuit, Paris, 2018, 270 p. — 25,00 €.