Ce n’est pas une question d’histoire, ni une question de morale, mais une question d’art : Valse avec Bachir est une oeuvre majeure
Valse avec Bachir 1 : le film.
Comment un homme peut-il se mesurer à ce qui n’a pas de mesure, au démesuré, à l’inhumain ? La question se pose en particulier lorsqu’il a lui-même participé à cette inhumanité, à cette bestialité. A ce massacre. Toute l’œuvre tourne autour du massacre : essentiellement celui perpétré par les phalanges chrétiennes libanaises dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, camps surveillés par l’armée israélienne lors de la guerre du Liban en 1982. Et Ari Folman, jeune soldat israélien de vingt ans, a éclairé ces camps toute la nuit à l’aide de fusées éclairantes.
Il peut oublier. Il est devenu réalisateur. C’est son premier film d’animation. Arrive le moment où le passé remonte, les images ressurgissent alors comme sur un écran. Le film commence comme ça, par un oubli qui dure depuis plus de vingt ans. Indirectement, une question idiote, spontanée, peut tout déclencher. Il faut alors chercher à nommer, identifier, donner une forme nette, objective aux images montantes. Il faut la prendre cette image trouble, qui émerge. Il faut la saisir et lui donner forme et sens pour trouver enfin : sur la fin, voir. Aux dernières minutes, on voit clairement ce que l’on ne pouvait pas voir. Les corps entassés. La quête se termine sur des photographies, plus réelles que le film. Plus réelles que le film ? Hélas.
Pour en arriver là Ari a dû voyager et rencontrer ses anciens camarades, ceux qui avaient vécu la guerre, comme lui, avec lui. Ceux qui n’ont pu tuer que des chiens. Ceux qui ont tué des familles, des gamins portant des lance-roquettes. Ce n’est pas un documentaire à charge, ni à décharge. On ne découvre pas l’histoire des camps. L’auteur lui-même la connaissait, comme nous, plus ou moins. Sauf qu’il avait participé. On ne découvre pas les camps, on se découvre soi-même, sans complaisance ni apitoiement. Juste une effroyable lucidité qui s’annonce, qui s’impose à nous comme dans un rêve.
La matière était là, il fallait raconter cette lutte, cette quête de l’épicentre, à l’origine de ce tremblement de la mémoire. A l’origine de ce film d’animation. La mémoire est un film d’animation. Un film d’animation, forcément truqué, forcément faux. Mais beau. Impossible de le résumer, celui-là, de le réduire à une forme, à un genre, à un style. Parfois, pour certains films — peu importe la qualité d’ailleurs - il suffit de le spécifier pour en dire l’essentiel. Là c’est impossible : auto-fiction… documentaire… film de guerre. Non, cette voie-là, la définition catégorique, est sans issue. Si la guerre réduit l’homme, bien sûr, le film échappe à la réduction formelle de ce simple constat. Il fonctionne comme un ensemble de fragments décomposés, unis dans une quête, une recherche harmonieuse aux trois teintes chromatiques : la part du jaune pour les souvenirs, la part du clair pour les entretiens, la part du bleu pour le rêve.
La mer est noire la nuit et bleue le jour. Cette mer est importante, essentielle même dans l’œuvre car elle ne connaît pas de frontières. Elle noie la peur et rejette les vivants et les morts, les survivants et les fantômes. Une fois finie, achevée, l’œuvre continue de rayonner. En nous et dans le monde. Interdite au Liban, bien sûr… ça c’est de la reconnaissance. Le film a été projeté clandestinement dans les camps mêmes de Sabra et Chatila. Et présenté à Sderot, presque sous les bombes. Et puis à l’international, succès dans les festivals : Cannes… Oscars.… et César du meilleur film étranger. J’ai failli oublier ! Cela n’ôte rien au film, ne lui donne pas plus de qualité non plus. Juste de la notoriété qui accroît son potentiel de distribution. Ca compte, c’est bien… de la part des Césars d’avoir reconnu un tel film.
Ari Folman, Valse avec Bachir, Editions Montparnasse, 91 minutes, DVD Collector — 25,00 euros.
Sortie le 4 mars 2009.
Valse avec Bachir 2 : le roman graphique.
A ma connaissance — forcément limitée — c’est la première fois qu’un film d’animation pour adultes est adapté sous la forme d’un roman graphique. « Graphic novel » comme ils disent en Amérique, j’aime bien. On ne peut que saluer le projet dont l’idée vient de là-bas et accueillir à bras ouverts sa réalisation en langue française. On peut évoquer Persepolis, mais dans l’autre sens. Peu importe finalement. Les références étaient déjà là, l’univers graphique était posé, nourri de références comme Art Spiegelmann ou Joe Sacco. Peu importait qui arrive le premier, du film ou du livre. La cohérence est évidente. La matière est la même.
C’est étrange, submergé par les émotions du film, j’en ai présenté l’histoire. Comme j’aurais pu le faire pour le livre. Pourtant il n’y a pas qu’une différence de forme. Ou plutôt disons que le fait d’en avoir changé la forme en modifie notre approche, en modifie notre expérience. Question de sens d’abord : le toucher, et puis bien sûr, il va falloir tourner les pages. C’est moins confortable. Si par confort on entend cette prétention, ce sentiment petit-bourgeois de contentement de soi, de petit plaisir bien mérité… alors certes, dans ce cas-là, il faut mériter son inconfort. Disons que c’est un inconfortable chef-d’œuvre. On peut alors prendre le temps de le découvrir en tant que tel, car devant le film, on n’avait pas le temps. On en prenait plein les mirettes et plein les oreilles.
Passer du film au roman, c’est envoyer de fait tout le son aux oubliettes. La bande-son explosive, dense et envoûtante, nous guidait, imposait le rythme aux images. Là c’est fini, silence. Plus de guide, terminé. Ari Folman et David Polonsky, le directeur artistique du projet, nous laissent tout seuls. Sans esbroufe, sans effets de style. Comme de subtils didacticiens, parce qu’il fallait tout retravailler, pour que notre cerveau, puisse quand même comprendre, et se faire sa petite musique. Le créateur de richesse ultime, le créateur de lien, celui qui tisse sa toile, c’est désormais nous, le grand lecteur. Plus de public. L’expérience est donc moins totale mais n’en est que plus profonde car moins distractive, moins distrayante. Vu l’exigence et la richesse de l’œuvre il y a là d’indéniables arguments pour l’aborder aussi de cette manière plus intime et finalement plus personnelle. Il en fallait du temps après le film, pour digérer cette densité. Là, on peut y aller par petites bouchées et savourer tranquillement l’exigence et la gravité du propos.
Ce regard en couverture reste là, il continue de nous interpeler, sur la table. Bien plus, bien davantage que sur la pochette du disque. Prenons notre temps maintenant.
Ari Folman et David Polonsky, Valse avec Bachir, Arte Editions– Casterman, 17 janvier 2009, 136 p. –15,00 Euros.
En complément un riche entretien avec David Polonsky : “Comment Valse avec Bachir, le film s’est-il transformé en un roman graphique ?”
camille aranyossy