John Ford filme son univers, un neverland en plus aride, où l’on boit sec et où la mort fait partie du décor
Entre légende et réalité…
“Quand la légende devient la réalité, imprime la légende !” Assénée par le patron du Shibone Star à son rédacteur stagiaire à la fin de L’Homme qui tua Liberty Valance (1962), cette phrase, on ne peut plus définitive, pourrait à elle seule résumer une oeuvre pléthorique ponctuée de quelques-uns des plus grands moments du septième art. Elle conclut aussi, du moins si l’on en reste à la légende, la carrière de Sean O’Finney, jeune Irlandais arrivé à Hollywood, aux alentours de 1914, d’abord accessoiriste, puis cascadeur, assistant réalisateur, réalisateur, sympathisant de l’IRA, amiral de la flotte des Etats-Unis blessé à Midway et plus connu sous le nom de John Ford.
Il est vieux Sean lorsqu’il tourne ce western archi crépusculaire où l’Ouest, après un dernier baroud d’honneur, s’incline finalement devant une modernité définitivement irrésistible. Regardez-le ce vieil homme, borgne, fatigué, mâchonnant un mouchoir usé, regardez-le diriger sa tête de turc favorite, ce grand dadais de John Wayne (“ John Wayne grand dadais ! ” aurait pu dire John Voigt dans Midnight Cowboy) et Jimmy Stewart, le Tom Hanks (ce qui n’est pas un mince compliment) de l’époque. Ouvrez bien les yeux car vous n’êtes pas prêt de revoir une légende en action.
Ce vieillard qui refuse obstinément de faire bouger sa caméra sous le faux prétexte que les acteurs sont plus payés que les techniciens (presque tout son style est dans cette coquetterie), qui ne met jamais les pieds dans une salle de montage (à quoi ça sert ?, il a le découpage dans la tête) et qui déchire avec délectation des pages entières de script que des scénaristes ont peaufinées de tout leur art (les images ont plus de poids que les mots) a un sacré pedigree : Le Mouchard (The Informer, Victor McLaglen, 1936), Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath, Henry Fonda, John Carradine, 1940), Le Convoi des braves (Wagon master, Ward Bond, Joane Dru,1950), Mary Stuart (Mary of Scotland, Kate Hepburn, une maîtresse mal assumée par ce catholique convaincu, 1936), Les Cavaliers (The Horses soldiers, John Wayne, William Holden, 1959), La Poursuite impitoyable (My Darling Clementine, Henry Fonda, Victor Mature. Mélange détonant ! 1946), Le Massacre de Fort Apache (Fort Apache, où Henry Fonda passe le flambeau à John Wayne, 1948), L’Homme tranquille (The quiet Man, John Wayne, Victor McLaglen, Maureen O’Hara la rousse sublime, 1952), La Charge héroïque (She wore a Yellow Ribbon, John Wayne et tout une pléthore de seconds rôles, à commencer par MacLaglen, qui forment sa vraie famille de cinéma, 1949) et tant d’autres.
Il compte surtout à son palmarès La Chevauchée fantastique (Stagecoach, John Wayne, Claire Trevor, Thomas Mitchell, le papa de Scarlett dans Autant en emporte le vent, 1939), La Prisonnière du désert (The Searchers, John Wayne, Vera Miles, Ward Bond, 1956) et L’Homme qui tua Liberty Valance (The man who shot Liberty Valance, John Wayne, James Stewart, Lee Marvin, Vera Miles, 1962). Trois chefs d’œuvre qui ponctuent la seconde partie de sa carrière. La Chevauchée fantastique et La Prisonnière du désert n’ont apparemment rien à voir. Le premier film est tourné en noir et blanc, marquant le retour de Ford au western et proposant un John Wayne flamboyant, le second, tout en technicolor, est le point culminant de son œuvre ” historique ” où John Wayne y compose un héros désœuvré, moitié fou et marqué par la défaite du sud. Pourtant ces deux films se ressemblent plus qu’on ne pourrait le croire.
D’abord parce que nous sommes dans l’Ouest, le vrai, où le colt et la winchester sont les attributs indispensables d’une virilité qui se doit d’être en représentation permanente. Ensuite parce que, comme dans presque toute la filmographie de Ford, ce sont des films d’hommes, où les femmes ne sont que des génitrices accomplies (on assiste même à un accouchement présidé par un docteur éthylique dans La Chevauchée) ou en devenir et pour lesquelles des ” bachelors ” vont se battre à poings nus, selon les règles du Marquis de Queensbury, en une espèce de sublimation sexuelle sans que pour autant la finalité sexuelle de la chose soit clairement définie (tout le contraire de Hawks).
Asexué Ford ?
Mais pour être honnête, on est plus dans le registre du roman photo (My Darling Clementine en est peut-être l’exemple le plus évident) que de l’understatement chargé d’érotisme de Lubitsch et si ” chose ” il y a, elle est résolument associée à la souillure : la prostituée dans La Chevauchée, que seul le regard pur de Wayne réussit à laver de ses péchés, Debbie, dans La Prisonnière, qui n’est plus un être humain puisqu’elle a été enlevée et souillée par les Apaches. Ici les hommes sont porteurs d’honneur et donc autorisés à quelques écarts de conduite, au regard de la bouteille notamment, écarts rapidement absous par un pasteur bon enfant portant le colt à la ceinture. Rien de tel pour les femmes, pour qui le moindre écart est aussitôt sanctionné du sceau de l’infamie. On se marie beaucoup chez Ford. La consommation est rarement prévue dans le scénario. Ou alors elle est suggérée par la simple présence des enfants.
Petit test : cherchez une scène d’amour charnel chez Ford. Dans La Chevauchée ou dans La Prisonnière, malgré le jeans de Vera Miles, qui rappelle parfois celui de Marilyn dans La Rivière sans retour d’Hathaway, c’est plutôt sec. Le plus loin qu’il soit allé, si ma mémoire est bonne, c’est avec le lit nuptial totalement défoncé de L’Homme tranquille. Homérique, soupire Barry Fitzgerald, le marieur. Tromperie sur la marchandise répond le spectateur : c’est justement parce qu’il ne s’y est rien passé que ce lit a droit au chapitre. Code Hayse dites-vous ? Mais John Ford se moque bien de ce cahier des charges qui répertorie tout ce qu’il ne faut pas montrer à l’écran. John Ford filme son univers, un neverland en plus aride, où l’on boit sec et où la mort fait partie du décor. Un pays où les hommes et les femmes évoluent de chaque coté d’une barrière quasi infranchissable et que seuls un regard ou un effleurement de la main peuvent surmonter.
Son code et ses références éthiques, c’est lui-même qui les fabrique. Si les accouplements sauvages et la consommation de drogues en tout genre avaient été autorisés par le révèrent Hayes, Sean n’en aurait sûrement pas changé sa façon de voir le monde pour autant. Et qu’on ne vienne pas l’importuner si Thomas Mitchell s’enivre de liqueurs en tout genre jusqu’à finir sur les genoux. Il réussira tout de même à mettre un enfant au monde. Théologien d’un catholicisme de terrain, pour Ford, la dernière bonne action vient absoudre une vie entière de péché. Donc si les femmes tiennent les seconds rôles en même temps qu’elles font le ménage, d’aucuns diront que cantonnées là, elles sont castratrices. Le héros fordien, même marié, ne s’attarde que rarement chez lui. Et que dire des autres, ceux qui ne sont pas d’ici, du neverland de Monument Valley ?
Dire que les hommes ne sont pas égaux entre eux est un doux euphémisme chez Ford. Le frontierman est porteur des valeurs fondatrices de la mythologie américaine : il est rude et rompu à toutes les épreuves, il est constant et déterminé, son courage et son dévouement sont sans limites. Il s’affirme comme tel face à l’homme de l’Est, corrompu dans sa virilité par la civilisation (le représentant en alcool de La Chevauchée) ou ignorant les règles qui vont lui permettre de survivre sous ces contrées sauvages (le jeune diplômé de West Point dans La Prisonnière). Et dans ce monde là, même les crapules ont du panache (John Carradine, Doc Holliday qui ne dit pas son nom dans La Chevauchée). Quant à l’ennemi, il est clairement identifié, c’est l’Indien, ou plutôt l’Apache ou le Mescaleros, étrange et improbable mélange de sauvage et de mexicain, forcément fourbe et sans aucun rapport avec les grandes tribus des plaines que sont les Cheyennes et les Sioux.
Pourquoi Ford a-t-il tourné autant de films, en moyenne trois par an ? La version officielle est : payer le yacht, payer les impôts, voir venir jusqu’au prochain. Se considérant comme un artisan qui fait son métier, la boutade tient du bon sens. Mais l’on est en en droit de s’interroger sur cette boulimie de pellicule : et si c’était là un moyen d’approcher, de toucher presque, et le plus souvent possible, ce monde idéal, ce neverland que la réalité lui a volé ? La seconde hypothèse est conforme à l’ensemble de sa filmographie et se retrouve intacte dans La Chevauchée et La Prisonnière. Tout est clair dans ces deux films, parfaitement à sa place, le tout donnant, par delà leur valeur, l’impression de passer d’une pièce à l’autre sans pour autant quitter la même maison. Sans pour autant quitter le nerverland de John Ford. Avec Liberty Valance on change du tout au tout. C’est qu’on assiste là à la mort en direct de cet univers que Ford a mis toute une vie à construire.
Shibone, la ville, le décor de cette tragédie, est sortie du neverland depuis que le train et le télégraphe l’ont fait entrer de plain-pied dans la réalité, la sordide réalité qui s’ouvre sur un enterrement, celui de John Wayne, celui de l’Ouest mythique. Et lorsque que le sénateur vieillissant qu’interprète James Stewart s’étonne de ne pas voir le corps de son vieil ami arborer ses colts, on lui répond qu’il y a bien longtemps que plus personne ne porte d’arme de poing à sa ceinture ! Tout est là. L’Ouest se meurt, l’Ouest est mort, et en une négation ultime de cet instant d’histoire, on refuse de rendre une dignité posthume à son plus digne représentant, en confisquant ses attributs, ses jouets diront certains. Le film, tourné en couleur de deuil, repose sur ce paradoxe ultime : l’Ouest se meurt d’un cancer qu’il a lui-même engendré et dont la métastase létale se nomme Liberty Valance (Lee Marvin).
Drôle de prénom pour un psychopathe. Pas si drôle que cela en y réfléchissant bien. Valance est l’ultime mutation d’une conquête par toujours très reluisante mais accomplie au nom d’un principe fondateur qu’est la liberté. Il est le négatif du héros fordien, le frère maudit de John Wayne, son Mister Hyde. Il est le cavalier maudit nourri au sein de la décadence du genre, celui qui a distillé toute la mythologie de la frontière pour n’en garder que la lie. Il est celui qui prend des ” libertés avec la Liberté “. En quoi est-il si différent de ces colons, héros positifs s’il en est, qui s’arrogent une terre qui ne leur appartient pas et imposent leur liberté ? Valance est la substantifique moelle pourrie de l’Ouest. Sa créature ultime. Il mourra avec elle.
Et celui qui va le tuer (j’envie ceux qui n’ont pas vu le film et ne connaissent pas la vérité) sait qu’il va, en un coup de gâchette bien ajusté, faire chuter l’empire de neverland. Ford se fait donc hara-kiri en même temps que Lee Marvin mord la poussière. Et ce n’est pas un caprice de gosse. L’affaire est entendue. Ce monde est désormais celui des hommes de loi, celui de Jimmy Stewart, si fier de son titre d’avocat, profession étrange s’il en est dans un univers qui ne connaît que le Shérif, le juge et l’alternative potence/acquittement. Sa résolution à ne pas utiliser la force mais la Loi, non pas pour faire régner l’ordre, mais pour civiliser ce pays (il donne aussi des cours d’histoire et apprend à lire aux enfants) incite au respect même les plus rudes. Wayne, dernier représentant d’une chevalerie qui jusque là a régné et perduré par son contraire, l’Indien ou les prédécesseurs de Valance, le prend sous son aile. Il sait que cet homme va non seulement bouleverser son monde en faisant de sa ville un morceau de ces Etats-Unis synonymes de modernité incompatible avec le nerverland, mais qu’il va aussi bouleverser sa vie en lui raflant la femme qu’il aime.
Vera Miles, vouée au destin de Frontierlady choisit en dernier recours, et c’est là une des seules libertés accordées aux héroïnes fordiennes, avec qui elle fera sa vie. Mais dans ce cas, épouser James Stewart, lier son destin au clerc plutôt qu’au chevalier, c’est aussi, c’est surtout un choix de société. Vera Miles est le neverland, sa matérialisation en une créature réputée manger des pommes quand il faudrait tourner la tête. Vera mange la pomme. Valance est mort, Wayne délaissé. La civilisation est en marche. Ce film est un bijou, une merveille de mise en scène où John Ford ressort tous ses vieux artifices en une dernière parade avant de les porter en terre avec John Wayne. Ford tournera encore quatre films après celui-ci. Mais ceux-là, n’importe qui aurait pu les tourner.
Le western va changer de continent et devenir au mieux un opéra baroque, au pire une farce grotesque. Danse avec les loups viendra sauver la mise en louchant avec talent sur le neverland de Sean O’Finney.
frederic bourtayre
LIVRES “L’homme qui tua Liberty Valance” de John Ford, étude critique de Jean-Louis Leutrat (Sous la direction de), Nathan Université, 1999, Collection : Synopsis, 126 p.- 9,50 € Jean Collet, John Ford : La violence et la loi, Michalon, 2004, Collection : Le bien commun, 123 p. — 10,00 € DVD L’Homme qui tua Liberty Valance Réalisateur : John Ford Avec : John Wayne, James Stewart, Vera Miles, Lee Marvin, Edmond O’Brien, Andy Devine • Éditeur : Paramount • Date de parution : 17 janvier 2002 Présentation : Snap Case Zone et formats son : Zone : Zone 2 Langues et formats sonores : Anglais (Dolby Digital 5.1), Anglais (PCM Mono), Français (PCM Mono), Allemand (PCM Mono), Espagnol (PCM Mono), Italien Sous-titres : Anglais, Arabe, Bulgare, Croate, Tchèque, Danois, Hollandais, Finnois, Français, Allemand, Grec, Hébreu, Hongrois, Islandais, Italien, Norvégien, Polonais, Portugais, Roumain, Espagnol, Slovène, Suédois, Turc Détails de l’édition : • Titre Original : The Man Who Shot Liberty Valance • Zone 2 (Europe, Moyen-Orient & Japon) Bonus : • Bandes-annonces • La bande-annonce cinéma • Anamorphic Widescreen |
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