Jean-Louis Benoît, Tocqueville moraliste

La pen­sée d’A. de Toc­que­ville est encore riche d’enseignements pour nous aujourd’hui. Ren­contre avec Jean-Louis Benoît, auteur de Toc­que­ville moraliste

Alexis de Toc­que­ville (1805 — 1859) n’est certes pas un auteur contem­po­rain.
Il n’empêche que sa pen­sée est encore riche d’enseignements pour nous aujourd’hui, ainsi qu’en témoigne la monu­men­tale étude récem­ment publiée par Jean-Louis Benoît — l’un de nos plus émi­nents spé­cia­listes de son œuvre : Toc­que­ville mora­liste, aux édi­tions Honoré Cham­pion.
Notre rédac­teur Éric Kes­lassy, lui aussi spé­cia­liste de la pen­sée toc­que­villienne, s’est pen­ché sur ce livre et rap­porte de sa ren­contre avec l’auteur un long entre­tien des plus pas­sion­nants.
Mais pour mieux com­prendre ces pro­pos, il nous a paru impor­tant de rap­pe­ler aupa­ra­vant en quelques para­graphes les grandes lignes de la vie de Toc­que­ville.
Le texte qui suit est extrait du site
http://www.ifrance.com/Tocqueville/, où vous pour­rez en retrou­ver la ver­sion inté­grale ainsi qu’une biblio­gra­phie détaillée et de longs déve­lop­pe­ments sur la pen­sée de Tocqueville.

 

Alexis de Toc­que­ville 

 

Issu d’une très vieille et noble famille de Nor­man­die, Toc­que­ville naît à Paris en 1805. Ses parents connurent le chaos révo­lu­tion­naire et furent arrê­tés pen­dant la Ter­reur. Ils échap­pèrent de jus­tesse à l’échafaud grâce à la chute de Robes­pierre, contrai­re­ment à Male­sherbes — l’arrière-grand-père de Toc­que­ville qui, lui, fut guillo­tiné. Sa mère res­tera pro­fon­dé­ment mar­quée par ces épi­sodes trau­ma­ti­sants, qu’elle évo­quera fré­quem­ment en famille. Son père, lui, conti­nuera de voir la Révo­lu­tion avec sym­pa­thie, attiré qu’il est par la phi­lo­so­phie des Lumières mais n’en demeu­rant pas moins un aris­to­crate fidèle au loya­lisme tra­di­tion­nel que sa famille a voué à la Couronne.

 

L’héri­tage intel­lec­tuel de Toc­que­ville se carac­té­rise donc par une ten­sion entre les valeurs légi­ti­mistes et les idées issues des Lumières. Son édu­ca­tion reste prin­ci­pa­le­ment atta­chée à un légi­ti­misme socio­lo­gique. Mais à l’âge de seize ans, il consulte les ouvrages de Mon­tes­quieu, Rous­seau et Vol­taire qu’il trouve, à Metz, dans la biblio­thèque pré­fec­to­rale de son père. La ren­contre avec ces phi­lo­sophes est déci­sive. Notre auteur perd ses cer­ti­tudes ; il se situe entre deux mondes : celui, aris­to­cra­tique, de ses ori­gines fami­liales et celui qui est en train de se construire sur des bases démo­cra­tiques, que sa rai­son l’entraîne à adopter.

 

Sa pen­sée porte néan­moins l’empreinte pro­fonde des des­crip­tions de la cap­ti­vité fami­liale, qui l’ont sen­si­bi­lisé au désordre poli­tique et social. Toc­que­ville a reçu en héri­tage l’angoisse des masses révol­tées, et il en gar­dera une haine vivace pour les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires et les agi­ta­tions de masse. Pour Toc­que­ville, l’obtention légi­time des résul­tats fon­da­men­taux de la Révo­lu­tion était envi­sa­geable par une autre méthode ; la liberté aurait pu être conquise plus len­te­ment, mais sans vio­lence :
Tout ce que la révo­lu­tion a fait se fût fait, je n’en doute pas, sans elle ; elle n’a été qu’un pro­cédé violent et rapide à l’aide duquel on a adapté l’état poli­tique à l’état social, les faits aux idées et les lois aux mœurs (in “L’état social et poli­tique de la France avant et depuis 1789″, Œuvres Com­plètes, Tome II, volume 1, Gal­li­mard, 1953).
Cette aver­sion pour les mou­ve­ments de révolte et le chaos en géné­ral l’amènent à accor­der ses faveurs à la classe moyenne, ainsi qu’en témoigne De la démo­cra­tie en Amé­rique : elle est à ses yeux un élé­ment sta­bi­li­sa­teur du fait qu’elle n’a aucun inté­rêt aux révo­lu­tions quelles qu’elles soient. Certes, Toc­que­ville opte avec convic­tion pour la liberté et s’inscrit réso­lu­ment dans la mou­vance du libé­ra­lisme poli­tique à la fran­çaise ; il se défie de toute forme d’absolutisme ou de des­po­tisme et porte à la liberté, qu’il défend dans tous les domaines, un amour d’instinct. Mais il écrit tou­te­fois : Si la liberté est un bien ines­ti­mable, la sta­bi­lité en est un autre trop peu prisé peut-être dans le temps où nous vivons (Œuvres Com­plètes, t. XVI, “Mélanges”, Gal­li­mard, 1989).

En 1830, Toc­que­ville se trouve confronté à un choix déter­mi­nant. Nommé juge audi­teur au tri­bu­nal de Ver­sailles en 1827, il doit, à ce titre, prê­ter ser­ment au nou­veau régime, celui de Louis-Philippe. Il le fait pour évi­ter l’anarchie et pour mon­ter dans le train de l’Histoire. Cepen­dant, il ne rom­pra jamais tout à fait avec ses ori­gines sociales et gar­dera toute sa vie des manières d’aristocrate.
Ce sou­tien à Louis-Philippe l’amène à pro­je­ter un voyage en Amé­rique en com­pa­gnie de Gus­tave de Beau­mont, ren­con­tré au tri­bu­nal de Ver­sailles et qui se retrouve dans une situa­tion com­pa­rable. Ils obtiennent un congé de dix-huit mois du garde des Sceaux pour le motif offi­ciel d’étudier le sys­tème péni­ten­tiaire amé­ri­cain. En fait, en s’exilant, Toc­que­ville a en tête l’idée d’écrire un livre sur l’Amérique qui pour­rait lui per­mettre d’embrasser une car­rière poli­tique. Toc­que­ville et Beau­mont partent en avril 1831 et reviennent en jan­vier 1832. À leur retour, Beau­mont sera le rédac­teur prin­ci­pal du rap­port adressé au ministre de l’Intérieur inti­tulé Du sys­tème péni­ten­tiaire aux États-Unis et de son appli­ca­tion en France qui paraît en 1833. Démis­sion­naire, par fidé­lité à Beau­mont révo­qué, Toc­que­ville a alors tout son temps pour rédi­ger la pre­mière par­tie de De la Démo­cra­tie en Amé­rique. Il y est prin­ci­pa­le­ment ques­tion de la Consti­tu­tion, des ins­ti­tu­tions, des mœurs et de la géo­gra­phie de l’Amérique. Confor­mé­ment à ses pré­vi­sions, notre auteur devient alors une per­son­na­lité recher­chée dans les salons lit­té­raires et les milieux politiques.

En jan­vier 1838, il est élu à l’Académie des Sciences morales et poli­tiques. En 1839, il devient député de Valognes. Réélu jusqu’en 1848, l’homme poli­tique pren­dra d’autant plus faci­le­ment le pas sur le publi­ciste que le second volume de De la Démo­cra­tie n’a pas le même reten­tis­se­ment que le pre­mier. Cet accueil moins enthou­siaste peut s’expliquer par le niveau d’abstraction élevé de cette seconde par­tie, où notre auteur s’efforce de com­prendre ce qu’il va adve­nir de la liberté dans nos socié­tés éga­li­taires. L’Amérique n’est plus alors qu’un pré­texte. John Stuart Mill voit, dans ce second volume, le pre­mier grand ouvrage poli­tique consa­cré à la démo­cra­tie moderne.
L’activité poli­tique du député Toc­que­ville est intense. Il rédige trois rap­ports impor­tants sur l’abolition de l’esclavage dans les colo­nies (1839), sur la réforme des pri­sons (1843) et sur les affaires de l’Algérie (1847). Il pro­nonce des dis­cours consé­quents. Par exemple, en 1848, Toc­que­ville annonce à la Chambre qu’un vent révo­lu­tion­naire se lève… ce qui atteste de son excep­tion­nelle intui­tion poli­tique puisque le mou­ve­ment ouvrier se déclen­cha à la sur­prise géné­rale. Toc­que­ville vit inten­sé­ment la Révo­lu­tion de Février et les jour­nées de Juin, comme en témoignent ses Sou­ve­nirs. Le suf­frage uni­ver­sel n’empêche pas Toc­que­ville d’être réélu député pour l’Assemblée consti­tuante. Son célèbre Dis­cours sur le droit du tra­vail (1848) indique com­bien il est actif lorsqu’il s’agit de rédi­ger la nou­velle Consti­tu­tion. Il est ministre des Affaires Étran­gères en 1849, mais le gou­ver­ne­ment auquel il appar­tient est très rapi­de­ment ren­versé et c’est le Coup d’État de Louis-Napoléon en décembre 1851 qui marque la fin de sa car­rière politique.

Tocque­ville reprend alors ses voyages — il a tou­jours été un grand voya­geur : dès l’âge de vingt ans, il se rend en Ita­lie et en Sicile. Il y retourne en 1850. Il visite à trois reprises l’Angleterre et l’Irlande (en 1833, 1835 et 1857). En 1836, il effec­tue un voyage en Suisse et en Alle­magne (il séjour­nera à nou­veau en Alle­magne en 1849 et 1854). Enfin, il se rend en Algé­rie en 1841 et 1846. Et pré­pare L’Ancien Régime et la Révo­lu­tion
Il s’éteindra à Cannes en 1859.

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Ren­contre avec Jean-Louis Benoît

 

Jean-Louis Benoît est un émi­nent spé­cia­liste de l’œuvre de Toc­que­ville. Sa pré­cé­dente publi­ca­tion, Alexis de Toc­que­ville, Textes essen­tiels, Antho­lo­gie cri­tique (Agora, Pocket, 2000), a per­mis aux lec­teurs de se replon­ger, avec bon­heur, dans les écrits et la cor­res­pon­dance de l’auteur de De La Démo­cra­tie en Amé­rique (1835 et 1840). Après ce véri­table suc­cès de librai­rie, cet uni­ver­si­taire — doc­teur ès Lettres — nous revient avec un ouvrage ambi­tieux qui, tout en ayant un contenu aca­dé­mique, peut s’adresser au grand public : Toc­que­ville mora­liste (Honoré Cham­pion, 2004).

 

Jean-Louis Benoît démontre dans ce livre de 670 pages — conte­nant une remar­quable biblio­gra­phie — que Toc­que­ville a donné à son œuvre une pers­pec­tive et des fina­li­tés morales. Il nous dépeint un Toc­que­ville pro­fon­dé­ment huma­niste qui, par exemple, lutte pour l’abolition de l’esclavage, dénonce le géno­cide amé­ri­cain des Indiens et s’oppose aux théo­ries à ten­dance raciste de son ami Gobi­neau. Au fond, on com­prend que Toc­que­ville a tou­jours pris garde à conser­ver une vision morale du monde : ses textes comme son action font de lui l’un de nos grands mora­listes, mora­liste et poli­tique, mora­liste du poli­tique, comme l’écrit avec talent Jean-Louis Benoît.
Nous avons décidé de lui poser quelques ques­tions pour mieux com­prendre cet inté­rêt pour Toc­que­ville moraliste.

 

Éric Kes­lassy :
Com­ment avez-vous été amené à vous inté­res­ser à la dimen­sion morale de l’œuvre de Toc­que­ville ?
Jean-Louis Benoît :
J’avais entendu pré­sen­ter Toc­que­ville en quelques mots lorsque je com­men­çais ma licence de phi­lo­so­phie, en 1964 ; mais on ne par­lait guère de lui à l’époque. L’ouvrage qui a vrai­ment remis l’auteur de la Démo­cra­tie en Amé­rique à l’ordre du jour ne devait paraître qu’en 1967 : c’est celui de Ray­mond Aron, Les Étapes de la pen­sée socio­lo­gique.
Quelques années plus tard, en 1974, en cher­chant un texte pour mes élèves de phi­lo­so­phie du lycée de Ver­non, je suis tombé par hasard sur le texte qui com­pare et oppose ce qu’on est en droit d’attendre d’un État social aris­to­cra­tique ou démo­cra­tique (1). J’avoue avoir été séduit par le style de cette pen­sée par­ti­cu­lière, si fort mar­quée par ce que Pas­cal appelle l’esprit de finesse que j’ai d’emblée décidé de sai­sir l’œuvre de Toc­que­ville à bras-le-corps. Je me suis donc lancé, sous la direc­tion de Claude Bruaire à Paris IV Sor­bonne, dans une thèse qui aurait été consa­crée à La pen­sée poli­tique de Toc­que­ville. Ni Claude Bruaire ni moi n’avions envi­sagé que le sujet ainsi posé et pro­posé était à la fois trop vague et trop vaste. Nous en prîmes conscience lors de la mise au point et de la sou­te­nance de mon Diplôme d’Études Appro­fon­dies, en 1980. Les choses res­tèrent en l’état quelque temps. En 1990, je me retrou­vai sans l’avoir cher­ché, ni à plus forte rai­son voulu, pré­sident d’une asso­cia­tion cultu­relle. Que faire ? Que pro­po­ser d’original ? J’eus l’idée d’organiser un col­loque consa­cré à Toc­que­ville dont je conti­nuais d’étudier l’ensemble de l’œuvre avec la plus grande atten­tion au fur et à mesure de sa paru­tion dans l’édition des œuvres com­plètes chez Gal­li­mard. Fran­çois Furet, Simone Goyard-Fabre, Luc Ferry et Alain Renaut (qui fina­le­ment ne purent venir pour des rai­sons de calen­drier), et Ray­mond Polin répon­dirent aus­si­tôt posi­ti­ve­ment ; le conseil géné­ral de la Manche décida lui aussi, quelques semaines plus tard, d’un même col­loque sur le même auteur. La rai­son et le bon sens l’emportèrent et le col­loque eut lieu en par­te­na­riat et les actes en furent publiés dans Les Cahiers de Phi­lo­so­phie poli­tique et juri­dique de l’Université de Caen (N° 19, 1991).

C’est à l’occasion de ce col­loque que je ren­con­trai Fran­çoise Mélo­nio qui m’incita à reprendre ma thèse ; c’est alors qu’il fut convenu de me confier la res­pon­sa­bi­lité de l’édition du tome XIV des œuvres com­plètes qui avait été com­men­cée par André Jar­din dont l’état de santé ne lui per­met­tait pas de mener l’ouvrage à son terme. Tra­vail consi­dé­rable pour qui le prend en cours de route. L’appareil cri­tique sup­pose en effet que l’ouvrage puisse être lu iso­lé­ment et com­pris dans son inté­gra­lité et qu’il intègre dans l’ensemble de notes tous les acquis des volumes parus anté­rieu­re­ment (2). Mais dans le même temps, un tel tra­vail vous oblige à acqué­rir une vision glo­bale de la pro­blé­ma­tique toc­que­villienne.
C’est à cette occa­sion que je remar­quai que le der­nier cha­pitre de la pre­mière Démo­cra­tie, le cha­pitre X de la seconde par­tie, n’avait guère retenu l’attention des com­men­ta­teurs. Et pour­tant ce cha­pitre consti­tue presque une par­tie à lui tout seul, il repré­sente près du tiers de l’ouvrage, et est consa­cré à “l’état actuel” des États-Unis (en 1835) et à l’avenir des trois races, posant ainsi un pro­blème majeur, celui du coût humain de l’instauration de la démo­cra­tie amé­ri­caine au prix d’un double crime contre l’humanité : un géno­cide ration­nel­le­ment décidé, en toute bonne conscience et en toute mau­vaise foi, et le main­tien de la forme moderne de l’esclavage qui serait d’autant plus dif­fi­cile à abo­lir qu’il repo­sait sur une com­po­sante raciale.

Récem­ment, l’un des prin­ci­paux ana­lystes amé­ri­cains de la pen­sée de Toc­que­ville, Wolin, vient d’arriver à cette même consta­ta­tion du défi­cit d’analyses concer­nant ce cha­pitre X. Il est aisé de com­prendre pour­quoi les Amé­ri­cains sont res­tés dis­crets sur une ques­tion aussi grave pour un peuple qui se drape tou­jours dans ses valeurs, au point de tron­quer par­fois le texte de Toc­que­ville dans cer­taines édi­tions. Mais ce cha­pitre n’a pas pro­duit chez nous d’analyses beau­coup plus four­nies, peut-être parce que nous étions conscients qu’il ne fal­lait pas acca­bler nos amis amé­ri­cains dans la mesure où notre colo­ni­sa­tion et notre déco­lo­ni­sa­tion (et le sys­tème néo-colonialiste sub­sis­tant) pou­vaient nous inci­ter à la dis­cré­tion. Mais je remar­quai en même temps que l’ensemble de l’œuvre comme l’ensemble de l’action poli­tique de Toc­que­ville étaient plus faci­le­ment lisibles et com­pré­hen­sibles à par­tir d’une grille d’analyse morale. Celle-ci n’est évi­dem­ment pas la seule ; il ne convient pas de réduire à une seule dimen­sion une œuvre poly­morphe, mais l’approche éthique du cor­pus toc­que­villien offre une per­ti­nence par­ti­cu­lière et per­met d’une cer­taine façon d’aller plus loin dans l’analyse.
Pre­nons un exemple carac­té­ris­tique ; c’est en termes moraux que Toc­que­ville défi­nit l’objectif de La Démo­cra­tie en Amé­rique dès le début de l’introduction :
Ins­truire la démo­cra­tie, rani­mer s’il se peut ses croyances, puri­fier ses mœurs, régler ses mou­ve­ments, sub­sti­tuer peu à peu la science des affaires à son inex­pé­rience, la connais­sance de ses vrais inté­rêts à ses aveugles ins­tincts ; adap­ter son gou­ver­ne­ment aux temps et aux lieux ; le modi­fier sui­vant les cir­cons­tances et les hommes : tel est le pre­mier des devoirs imposé de nos jours à ceux qui dirigent la société.
Il faut une science poli­tique nou­velle à un monde tout nouveau.

L’impératif éthique du poli­tique est ainsi clai­re­ment éta­bli. Cinq ans plus tard, la seconde Démo­cra­tie s’achève par le credo poli­tique de Toc­que­ville et l’affirmation de son volon­ta­risme éthique :
Pour moi qui, par­venu à ce der­nier terme de ma course, découvre de loin, mais à la fois, tous les objets divers que j’avais contem­plés à part en mar­chant, je me sens plein de craintes et d’espérances. Je vois de grands périls qu’il est pos­sible de conju­rer ; de grands maux qu’on peut évi­ter ou res­treindre, et je m’affermis de plus en plus dans cette croyance que, pour être pros­pères, il suf­fit encore aux nations démo­cra­tiques de le vou­loir.
Je n’ignore pas que plu­sieurs de mes contem­po­rains ont pensé que les peuples ne sont jamais ici-bas maîtres d’eux-mêmes, et qu’ils obéissent néces­sai­re­ment à je ne sais quelle force insur­mon­table et inin­tel­li­gente qui naît des évé­ne­ments anté­rieurs, de la race, du sol et du cli­mat. Ce sont là de fausses et lâches doc­trines, qui ne sau­raient jamais pro­duire que des hommes faibles et des nations pusil­la­nimes : la Pro­vi­dence n’a créé le genre humain ni entiè­re­ment indé­pen­dant ni tout à fait esclave. Elle trace, il est vrai, autour de chaque homme, un cercle fatal dont il ne peut sor­tir ; mais, dans ses vastes limites, l’homme est puis­sant et libre. Les nations de nos jours ne sau­raient faire que dans leur sein les condi­tions ne soient pas égales ; mais il dépend d’elles que l’égalité les conduise à la ser­vi­tude ou à la liberté, aux lumières ou à la bar­ba­rie, à la pros­pé­rité ou aux misères.

 

Éric Kes­lassy :
Vous écri­vez que Toc­que­ville est mora­liste par son écri­ture. Qu’est-ce que cela signi­fie ? Pouvez-vous nous expli­quer ?
Jean-Louis Benoît :
Le terme de mora­liste est poly­sé­mique ; c’était là d’ailleurs l’un des pro­blèmes de cette approche que je vou­lais aussi exhaus­tive que pos­sible. Je traite donc de la for­ma­tion et des maîtres de Toc­que­ville, des valeurs aux­quelles il se réfère, de son action de légis­la­teur, au moment où le poli­tique devient “mora­li­sa­teur”, celui qui impose par la loi les normes du moment aux­quelles il convient de se confor­mer ; je mets en évi­dence l’élément capi­tal que consti­tue le fait d’affirmer que le poli­tique doit être pensé en termes éthiques. Pour Toc­que­ville il n’est pas de vraie ni de bonne poli­tique qui ne soit en même temps morale. Socrate a rai­son contre Cal­li­clès, Anti­gone contre Créon ; la vérité se trouve du côté de Pla­ton, pas de Machia­vel. Mais en même temps, Toc­que­ville dont l’écriture est com­plexe et poly­morphe puisqu’il emprunte des formes et des modèles aux écri­vains du XVIIe au XIXe siècle - disons pour faire simple de Pas­cal à Cha­teau­briand - accorde une place pri­vi­lé­giée au modèle des mora­listes du Grand siècle : La Bruyère, La Roche­fou­cauld, Saint-Simon, le car­di­nal de Retz.
Ce point a déjà donné lieu à un cer­tain nombre d’analyses solides, un article de Rémy Landy dans L’Information lit­té­raire, mai-juin1968, ou la remar­quable étude de Larry Shi­ner por­tant sur les Sou­ve­nirs : The Secret Mir­ror : Lite­rary Form and His­tory in Tocqueville’s Recol­lec­tions, (1988) dans laquelle il écrit jus­te­ment :
As a pur­veyor of wis­dom, Toc­que­ville is a mora­list in the French tra­di­tion of Mon­taigne, La Bruyère, and Vol­taire, offe­ring reflec­tions on human motives and actions.
Plus près de nous, Lau­rence Guel­lec consacre nombre d’analyses per­ti­nentes à l’écriture toc­que­villienne dans sa thèse de doc­to­rat Toc­que­ville écri­vain de la Démo­cra­tie en Amé­rique, (1998) ; Toc­que­ville aimait les maximes […]. Peut-être est-ce donc d’abord à un trait de style propre à l’écrivain, écrit-elle, et elle ajoute ainsi : D’après mes dépouille­ments une “pen­sée” de Toc­que­ville sur l’homme rythme ce pre­mier livre à rai­son d’au moins une fois toutes les dix pages.

Toc­que­ville cisèle les apho­rismes - he was an apho­rist, note Shi­ner — il cultive les for­mules concises : maximes, apho­rismes, pen­sées, axiomes, bref, toutes ces formes exces­si­ve­ment courtes qui entendent offrir au lec­teur un concen­tré séman­tique, une phrase ou sen­tence riche d’un super­flu de sens dont la conci­sion ren­force l’esthétique. De l’écriture des maîtres du XVIIe siècle il a retenu outre les formes courtes, les paral­lé­lismes et les anti­thèses, les construc­tions binaires, les chiasmes, bref les for­mules qui frappent. Il s’efforce d’atteindre la symé­trie des clas­siques en même temps que l’élégance des grands écri­vains des Lumières. La réfé­rence à La Bruyère est ren­due expli­cite, par exemple, par la com­pa­rai­son que Toc­que­ville éta­blit entre l’attitude des cour­ti­sans dans un régime monar­chique et celle des citoyens de la démo­cra­tie amé­ri­caine. Nul mieux que La Bruyère n’a su peindre les manières ; c’est sa maî­trise qu’il convien­drait d’atteindre : Il fau­drait pour bien faire inter­ca­ler ici une petite pein­ture dans la manière des Lettres per­sanes ou des Carac­tères de La Bruyère (3). Par­fois, au contraire, Alexis se découvre si influencé par La Bruyère qu’il déplore une forme de mimé­tisme qui trans­pa­raît dans son écri­ture : Tout ceci un peu maniéré, je pense, de l’imitation de La Bruyère. Le lire sans aver­tir pour voir l’effet, note-t-il dans le cha­pitre consa­cré à la sim­pli­cité des rap­ports inter­per­son­nels des Amé­ri­cains. Mais sa palette est large et ses portraits-caractères, celui du Vir­gi­nien, de la jeune fille et de la femme amé­ri­caines par exemple, voi­sinent avec celui de cet homme, qui n’est ni Giton, ni Théo­decte, mais un carac­tère nou­veau : le citoyen amé­ri­cain qui affiche sa superbe pour van­ter les mérites du pays et de ses habitants.

Toc­que­ville brosse éga­le­ment de grands por­traits en pied ; le temps n’est plus désor­mais celui du Roi Soleil, mais celui de Louis-Philippe, puis de Louis-Napoléon Bona­parte ; les tableaux de Rigaud ont cédé la place aux des­sins de Dau­mier et aux por­traits de la bour­geoi­sie domi­nante tel celui de Mon­sieur Ber­tin, soli­de­ment campé sur son séant et peint par Ingres.
Bref l’écriture de Toc­que­ville est bien celle du mora­liste au sens habi­tuel que les études lit­té­raires donnent à cette expres­sion (pen­sons aux tra­vaux de Jean Laf­fond, par exemple) ; mais Toc­que­ville est éga­le­ment un écri­vain de son siècle, lec­teur de Cha­teau­briand dont il est proche, et aussi un auteur des temps démo­cra­tiques. Une fois encore il appa­raît comme un auteur dont l’écriture et le style consti­tuent une tran­si­tion, comme si lui seul pou­vait scel­ler l’union des valeurs de la France de l’Ancien Régime et celles de la nation démo­cra­tique :
Un écri­vain à part au milieu de ses contem­po­rains : plus voi­sin que la plu­part d’entre eux de l’art du Grand siècle, supé­rieur en cer­tains points où il excelle, [mais il serait] aisé de lui trou­ver, par quelques côtés, des maîtres parmi ces gens de lettres aux beau­tés faciles et un peu vul­gaires, qui sont si loin, du reste, de mar­cher en tête du monde lit­té­raire de notre temps. Sa répu­ta­tion des­cen­dra de l’élite à la foule, comme tout ce qui est vrai­ment bon. (4)

 


 

Éric Kes­lassy :
Quels sont les grands mora­listes qui ont ins­piré Toc­que­ville ?
Jean-Louis Benoît :
En fonc­tion de ce que nous venons de dire il convient de dis­tin­guer les mora­listes — au sens lit­té­raire du terme — dont Toc­que­ville s’est ins­piré ; il faut ajou­ter aux noms pré­cé­dem­ment cités ceux de Bos­suet et de Pas­cal par exemple, et les pen­seurs moraux pro­pre­ment dits ou les créa­teurs de sys­tèmes moraux. Sur ce point, la cor­res­pon­dance échan­gée avec Gobi­neau est par­ti­cu­liè­re­ment riche d’enseignements. Toc­que­ville incroyant mal­gré lui et agnos­tique au sens éty­mo­lo­gique du terme, consi­dère que les mes­sage du Christ — le chris­tia­nisme ori­gi­nel — ont opéré un ren­ver­se­ment absolu des valeurs :
Je ne suis pas croyant (ce que je suis loin de dire pour me van­ter) mais tout incroyant que je sois, je n’ai jamais pu me défendre d’une émo­tion pro­fonde en lisant l’Évangile.[…] Le chris­tia­nisme ne créa pas pré­ci­sé­ment des devoirs nou­veaux ou en d’autres termes des ver­tus entiè­re­ment nou­velles ; mais il chan­gea la posi­tion rela­tive qu’occupaient entre elles les ver­tus. Les ver­tus rudes et à moi­tié sau­vages étaient en tête de la liste, il les plaça à la fin. Les ver­tus douces, telles que l’humanité, la pitié, l’indulgence, l’oubli même des injures, étaient des der­nières ; il les plaça avant toutes les autres.
Pour Toc­que­ville, le chris­tia­nisme marque une rup­ture fon­da­men­tale avec les morales antiques, non qu’il amène de nou­velles valeurs, mais parce qu’il opère un ren­ver­se­ment des valeurs de la morale païenne. Les morales anté­rieures pri­vi­lé­giaient les ver­tus guer­rières qui ren­voient à la lutte pour la sur­vie et au com­bat ini­tial pour l’existence ; la morale chré­tienne met en avant les ver­tus huma­ni­taires et sociales. Mais l’inscription dans l’Histoire et la sécu­la­ri­sa­tion ont amené un affai­blis­se­ment du mes­sage ori­gi­nel, voire un nou­veau ren­ver­se­ment (5) avec l’acceptation de la renais­sance de l’esclavage après la décou­verte de l’Amérique. Toc­que­ville juge quant à lui que les Lumières ont opéré une reprise laï­ci­sée des valeurs uni­ver­selles du chris­tia­nisme ori­gi­nel. En ce sens donc il est plus proche des valeurs glo­bales des Lumières que de tel ou tel auteur par­ti­cu­lier, à deux excep­tions près qui n’appartiennent pas au XVIIIe siècle : Pla­ton pour l’Antiquité et Pas­cal dont il est si proche.

Pla­ton lui semble remar­quable moins par sa phi­lo­so­phie (mais Toc­que­ville en convient : il n’a pas la tête phi­lo­so­phique et encore moins méta­phy­sique ; il n’est pas ques­tion pour lui de dis­ser­ter sur l’ontologie du Par­mé­nide) que par le fait de mettre au pre­mier plan de son sys­tème l’exigence morale (il n’a vrai­sem­bla­ble­ment lu que Les Lois et La Répu­blique) ; quant à Pas­cal, il a mis en évi­dence la nou­veauté et la sin­gu­la­rité du chris­tia­nisme et Toc­que­ville, pas­ca­lien sans la foi, consi­dère que le mes­sage chris­tique demeure une abso­lue nou­veauté, une nou­veauté indé­pas­sable mais adap­table sous une forme moderne dans la lignée des valeurs uni­ver­sa­listes reprises et mises en évi­dence par les Lumières.

 

Éric Kes­lassy :
Quels sont les axes majeurs de la pen­sée morale de Toc­que­ville ?
Jean-Louis Benoît :
En fonc­tion de ce qui vient d’être dit, on voit clai­re­ment que cette pen­sée morale met au pre­mier plan les valeurs huma­nistes et uni­ver­selles qui sup­posent la garan­tie de la liberté et de la dignité des indi­vi­dus. C’est au nom de ces valeurs trans­cen­dan­tales, même si la nature de cette trans­cen­dance ne peut évi­dem­ment pas être défi­nie, qu’il rejette l’autorité abso­lue du Sou­ve­rain et de la volonté géné­rale chères à Rous­seau :
Qui­conque refu­sera d’obéir à la volon­té­gé­né­ra­ley­se­ra­con­traint­par­tout­le­corps ;<FONTFACE=VERDANA<FONTFACE=VERDANA><FONT<FONTFACE=VERDANA><FONT<FONTFACE=VERDANA>ce qui ne signi­fie autre chose sinon qu’on le for­cera d’être libre.
C’est là la for­mule de tous les “des­po­tismes démo­cra­tiques” pas­sés — la Ter­reur robes­pier­rienne — et à venir dont toutes les dérives téra­to­lo­giques du XXe siècle se sont parées à un moment ou à l’autre en endos­sant un vête­ment ou un tra­ves­tis­se­ment démo­cra­tiques. Comme Ben­ja­min Constant avant lui et Han­nah Arendt après lui, Toc­que­ville reven­dique son droit de s’opposer à toute forme tyran­nique ou des­po­tique qui remet en cause la liberté, fût-ce en béné­fi­ciant d’un consen­sus, car il est assuré que l’homo demo­cra­ti­cus risque de bra­der sa liberté (et celle d’autrui) comme un far­deau trop lourd à por­ter : 
Quand donc je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point le droit à la majo­rité de me com­man­der ; j’en appelle seule­ment de la sou­ve­rai­neté du peuple à la sou­ve­rai­neté du genre humain. […]

Il y a des gens qui n’ont pas craint de dire qu’un peuple, dans les objets qui n’intéressaient que lui-même, ne pou­vait sor­tir entiè­re­ment des limites de la jus­tice et de la rai­son, et qu’ainsi en ne devait pas craindre de don­ner tout pou­voir à la majo­rité qui le repré­sente. Mais c’est là un lan­gage d’esclave.
La pen­sée morale de Toc­que­ville a donc orienté ses com­bats pour la défense des valeurs de l’individu, contre l’esclavage, contre le géno­cide des Indiens et sa condam­na­tion abso­lue de toute forme de racisme.

Dès leur retour des États-Unis, Beau­mont et Toc­que­ville rejoignent la Société pour l’abolition de l’esclavage. Beau­mont écrit son roman Marie ou de l’esclavage aux États-Unis qui fut le pre­mier texte publié dans ce pays dénon­çant l’esclavage pra­ti­qué dans la démo­cra­tie amé­ri­caine. Toc­que­ville lutte sans relâche à la Chambre et dans les jour­naux, de 1839 à 1846, récla­mant l’abolition immé­diate dans les Antilles fran­çaises pour arra­cher 250.000 de nos sem­blables à l’esclavage dans lequel nous les tenons contre tous droits (6). Il ne fal­lut pas moins de la révo­lu­tion de 1848 pour que Schoel­cher pût réus­sir là où Toc­que­ville avait échoué. L’un comme l’autre durent pré­voir une com­pen­sa­tion finan­cière pour les colons, mais on en fait injus­te­ment le reproche au seul Toc­que­ville ; mau­vais pro­cès car une telle mesure était néces­saire pour obte­nir un vote favo­rable, et d’autre part à quoi aurait pu ser­vir d’abolir l’esclavage si la ruine éco­no­mique avait dévasté le pays ; l’exemple de Haïti, pre­mière Répu­blique ayant conquis de haute lutte sa liberté avant de som­brer dans la misère, devrait inci­ter à faire preuve d’un peu d’intelligence politique.

Toc­que­ville dénonce en outre, face à l’Histoire, le géno­cide des Amé­rin­diens et condamne avec une vigueur abso­lue le racialisme-racisme de Gobi­neau, son ancien direc­teur de cabi­net lorsqu’il était ministre des Affaires étran­gères. Pour Toc­que­ville, qui a lu atten­ti­ve­ment les tra­vaux de Flou­rens (sup­pléant de Cuvier au col­lège de France, qui venait d’éditer, en 1840, les œuvres de Buf­fon), il n’existe qu’une huma­nité, qu’une seule espèce humaine, sou­mise à des varia­tions his­to­riques, cli­ma­tiques, cultu­relles :
L’homme sui­vant Buf­fon et Flou­rens, est donc d’une seule espèce et les varié­tés humaines sont pro­duites par trois causes secon­daires et exté­rieures : le cli­mat, la nour­ri­ture et la manière de vivre. (7)
Les variables qui confèrent leurs carac­té­ris­tiques aux dif­fé­rents peuples, ou à ce qu’il est convenu d’appeler — à tort — les dif­fé­rentes races, sont des variables secon­daires qui ne dis­tinguent abso­lu­ment pas des formes de supé­rio­rité ou d’infériorité, encore moins des dif­fé­rences irré­duc­tibles. Toc­que­ville ne ces­sera à aucun moment de dénon­cer la doc­trine pseudo-scientifique de Gobi­neau, ses consi­dé­ra­tions obses­sion­nelles sur la pureté du sang et sur la déca­dence qui relèvent de la “phi­lo­so­phie de direc­teur de haras !”

N’oublions pas non plus que pour lui il est abso­lu­ment néces­saire, pour que l’individu puisse être libre et res­pon­sable, qu’il ne soit pas réduit à la misère et au pau­pé­risme du pro­lé­ta­riat qui nais­sait en même temps que la révo­lu­tion indus­trielle. Il jugeait donc essen­tiel que les indi­vi­dus fussent pro­prié­taires d’une façon ou d’une autre d’une frac­tion au moins de leur outil de tra­vail. Ainsi condamne-t-il les enclo­sures qui ont détruit mora­le­ment le pro­lé­ta­riat rural de l’Angleterre alors que le petit pay­san fran­çais tra­vaillait pour deve­nir pro­prié­taire du moindre lopin qu’il pou­vait ache­ter :
J’ajoute que pour don­ner aux hommes le sen­ti­ment de l’ordre, l’activité et l’économie, je n’en connais pas de plus puis­sant que de leur faci­li­ter les abords de la pro­priété fon­cière.
Je cite­rai encore ici l’exemple des Anglais. Les pay­sans en Angle­terre sont peut-être à tout prendre plus éclai­rés et ils ne se montrent pas moins indus­trieux que parmi nous. Pour­quoi vivent-ils en géné­ral dans cette insou­ciance bru­tale du len­de­main dont nous n’avons pas même l’idée ? D’où vient dans un peuple froid ce goût désor­donné pour l’intempérance ? Il est facile de le dire : en Angle­terre, les lois et les habi­tudes se sont com­bi­nées de manière à ce qu’aucune por­tion du sol ne tom­bât jamais dans la pos­ses­sion du pauvre. Son bien-être et même son exis­tence ne dépendent donc jamais de lui-même, mais de la volonté des riches sur laquelle il ne peut rien et qui à leur gré lui refusent ou lui accordent le tra­vail. N’ayant aucune influence directe et per­ma­nente sur son propre ave­nir, il cesse de s’en occu­per et oublie volon­tiers qu’il existe.
(8)

—–

Éric Kes­lassy :
Après ce long tra­vail mené sur la pen­sée de Toc­que­ville, on est tenté de vous deman­der en quoi elle est encore per­ti­nente de nos jours ? A-t-il encore quelque chose à nous dire ?
Jean-Louis Benoît :
Curieu­se­ment la pen­sée de Toc­que­ville est plus que jamais d’actualité. Son­geons, par exemple, à la dia­lec­tique qui s’instaure dans nos socié­tés entre l’individualisme for­cené et le fusion­nel col­lec­tif. De même, le XXe siècle n’a-t-il pas vu s’instaurer des régimes des­po­tiques béné­fi­ciant d’une forme de consen­sus ? Nos socié­tés démo­cra­tiques ne sont-elles pas à la fois agi­tées et conser­va­trices comme le montre le jeu poli­tique et éco­no­mique d’une société à plu­sieurs vitesses qui refuse la réforme et veut main­te­nir les avan­tages acquis ? mais il est vrai que pour être fondé à deman­der la réforme, le poli­tique devrait avoir une auto­rité essen­tielle en Répu­blique et repo­sant sur la vertu, disait Mon­tes­quieu ; nous sommes mal­heu­reu­se­ment loin du compte !
Toc­que­ville a éga­le­ment mon­tré magis­tra­le­ment que les démo­cra­ties auraient par­ti­cu­liè­re­ment à redou­ter leurs forces armées ; la vie poli­tique fran­çaise a été empoi­son­née depuis les menées fac­tieuses de Bugeaud en 1846 jusqu’au putsch de 1961 par le jeu de l’institution mili­taire. Mais il est vrai que le pou­voir civil a été dans l’ensemble aussi (par­fois plus, par­fois moins) res­pon­sable que l’institution mili­taire ; mais si l’on songe à ce fait on com­prend mieux notre his­toire natio­nale et sin­gu­liè­re­ment la période qui va de la répres­sion dans le Constan­ti­nois qui com­mence le 8 mai 1945 fai­sant des mil­liers de morts et s’achève avec les accords d’Evian en 1962. On com­prend mieux éga­le­ment com­ment et pour­quoi, aux États-Unis, le pou­voir est désor­mais passé, comme le redou­tait Eisen­ho­wer dans son dis­cours d’adieu en 1961, entre les mains du com­plexe mili­taro (et pétroléo)-industriel. Mais il y aurait encore beau­coup à dire, par exemple en matière économique.

Éric Kes­lassy :
Contrai­re­ment à de nom­breux com­men­ta­teurs de l’œuvre de Toc­que­ville, vous avez intro­duit sa pen­sée éco­no­mique. Com­ment Toc­que­ville s’est-il formé en éco­no­mie poli­tique ? Quelles sont ses grandes posi­tions en la matière ? Pour­quoi les avoir uti­li­sées ?
Jean-Louis Benoît :
Je citais pré­cé­dem­ment la posi­tion de Toc­que­ville face à celle de son ami Nas­sau Senior ; il est impos­sible, si l’on veut ten­ter de com­prendre quoi que ce soit de la pen­sée de Toc­que­ville, de faire une impasse sur sa pen­sée éco­no­mique. Non que Toc­que­ville soit à mon sens un éco­no­miste, mais lec­teur atten­tif de Jean-Baptiste Say, Vil­le­neuve Bar­ge­meont, Bas­tiat, mais éga­le­ment des socia­listes uto­pistes, il consi­dère que la dimen­sion éco­no­mique des pro­blèmes sociaux et socié­taux est incon­tour­nable. Allons plus loin, le pre­mier élé­ment que sou­ligne Toc­que­ville dans le sur­gis­se­ment du fait démo­cra­tique est d’ordre éco­no­mique ; il s’agit de l’égalisation des condi­tions. Il faut relire le texte majeur que consti­tue l’introduction de la pre­mière Démo­cra­tie qui com­mence par mettre en évi­dence com­ment l’écart absolu exis­tant entre le sei­gneur et le manant s’est com­blé et com­ment cette éga­li­sa­tion — ou cette mobi­lité sociale — cas­sant le sys­tème de caste exis­tant, a engen­dré le pro­ces­sus démo­cra­tique et com­ment elle en consti­tue l’essence même :
Lorsqu’on par­court les pages de notre his­toire, on ne ren­contre pour ainsi dire pas de grands évé­ne­ments qui depuis sept cents ans n’aient tourné au pro­fit de l’égalité.
Les croi­sades et les guerres des Anglais déciment les nobles et divisent leurs terres ; l’institution des com­munes intro­duit la liberté démo­cra­tique au sein de la monar­chie féo­dale ; la décou­verte des armes à feu éga­lise le vilain et le noble sur le champ de bataille ; l’imprimerie offre d’égales res­sources à leur intel­li­gence ; la poste vient dépo­ser la lumière sur le seuil de la cabane du pauvre comme à la porte des palais ; le pro­tes­tan­tisme sou­tient que tous les hommes sont éga­le­ment en état de trou­ver le che­min du ciel. L’Amérique, qui se découvre, pré­sente à la for­tune mille routes nou­velles, et livre à l’obscur aven­tu­rier les richesses et le pou­voir.
Si, à par­tir du XIe siècle, vous exa­mi­nez ce qui se passe en France de cin­quante en cin­quante années, au bout de cha­cune de ces périodes, vous ne man­que­rez point d’apercevoir qu’une double révo­lu­tion s’est opé­rée dans l’état de la société. Le noble aura baissé dans l’échelle sociale, le rotu­rier s’y sera élevé ; l’un des­cend, l’autre monte. Chaque demi-siècle les rap­proche, et bien­tôt ils vont se tou­cher
.[…]
Le déve­lop­pe­ment gra­duel de l’égalité des condi­tions est donc un fait pro­vi­den­tiel, il en a les prin­ci­paux carac­tères : il est uni­ver­sel, il est durable, il échappe chaque jour à la puis­sance humaine ; tous les évé­ne­ments, comme tous les hommes, servent à son déve­lop­pe­ment.

Toc­que­ville pense donc les pro­blèmes en termes éco­no­miques, il dis­tingue notam­ment le coût immé­diat des lois et réformes de leur coût réel incluant le coût social. Vous qui avez réflé­chi sur la dis­cri­mi­na­tion posi­tive devez être atten­tif, à mon sens, à ce phé­no­mène, car nous payons aujourd’hui et nous allons conti­nuer de payer très cher la fac­ture des Trente Glo­rieuses pen­dant les­quelles le pou­voir et les mana­gers sont tou­jours allés direc­te­ment vers le pro­fit maté­riel immé­diat sans son­ger à l’avenir, par exemple en matière d’intégration ou d’aménagement du ter­ri­toire.
Toc­que­ville, lui, n’envisage jamais une réforme — celle du sys­tème car­cé­ral par exemple — qui ne soit sou­te­nue par une phi­lo­so­phie véri­table, une défi­ni­tion des objec­tifs et des moyens ; mais, iro­nie de l’Histoire, la réforme qu’il finit par faire voter après cinq ans de luttes achar­nées n’est jamais appli­quée et aujourd’hui le dis­cré­dit de l’institution judi­ciaire et car­cé­rale sou­ligne l’incapacité abso­lue du poli­tique dans notre pays à pen­ser, et même à envi­sa­ger seule­ment de vou­loir pen­ser, une jus­tice égale pour tous, appli­cable et appli­quée. Notre sys­tème est indigne d’un pays démocratique.

Mais Toc­que­ville pense éga­le­ment en termes d’aménagement du ter­ri­toire, d’équilibre des régions, il sou­ligne com­ment le seul libé­ra­lisme lié à la révo­lu­tion et aux muta­tions indus­trielles est créa­teur de grandes richesses et d’une très grande pau­vreté struc­tu­relle, celle du pau­pé­risme, fléau d’un sys­tème dans lequel l’aristocratie manu­fac­tu­rière […] après avoir appau­vri et abruti les hommes dont elle se sert, les livre en temps de crise à la cha­rité publique pour les nour­rir.
Toc­que­ville, vous le savez comme moi, est certes par­ti­san de la liberté du com­merce, mais en même temps, il consi­dère que le poli­tique doit inter­ve­nir dans la régu­la­tion de l’équilibre éco­no­mique ; il rejette abso­lu­ment le pos­tu­lat magique de la main invi­sible d’Adam Smith et par consé­quent de ses épi­gones — même s’ils se réclament bien à tort de lui. Mais, dans le même temps, il dénonce vigou­reu­se­ment le socia­lisme (9), bien moins les hommes que les prin­cipes qui tendent à faire de l’État un entre­pre­neur car il a com­pris d’emblée que la pro­priété indi­vi­duelle dis­pa­rais­sant entraî­ne­rait dans sa chute la liberté et la res­pon­sa­bi­lité. Mais je crois cepen­dant qu’aujourd’hui l’accumulation capi­ta­lis­tique des moyens de pro­duc­tion dans les mains de quelques grands groupes est éga­le­ment aux anti­podes de la liberté, y com­pris éco­no­mique, et de la res­pon­sa­bi­lité ; Toc­que­ville pen­se­rait, je crois, de même.
Bref vous voyez que la réflexion sur la pen­sée de Toc­que­ville a encore de quoi exer­cer l’acuité de notre réflexion morale !

NOTES 
1
D.A., 1, p. 256 (deuxième par­tie, fin du cha­pitre VI).
2 — 27 volumes avaient déjà été publiés depuis le début de l’entreprise qui, com­men­cée en 1951 devrait s’achever, espérons-le pour le bicen­te­naire, en 2005 ; il ne reste qu’un tome à publier (le XVII) mais il semble que celui-ci puisse repré­sen­ter 2 ou 3 volumes.
3 — Édi­tion Vrin, II, p. 183, note c.
4 — O.C., XIII, 2, p. 361
5 — Je ren­voie ici le lec­teur au remar­quable pas­sage du Grand Inqui­si­teur dans Les frères Kara­ma­zov de Dos­toïevsky.
6 — O.C., III, 1, p.110–111.
7 — O.C., IX, p. 197, lettre du 15 mai 1852. Les sou­li­gne­ments sont de Toc­que­ville ; cette lettre donne d’emblée la posi­tion de Toc­que­ville avant la contro­verse sur l’Essai, qui ne débute qu’un an plus tard.
8 — O.C.,XVI, pp. 142–143.
9 — Le juge­ment de Toc­que­ville porte évi­dem­ment sur le socia­lisme qui émerge dans la nébu­leuse idéo­lo­gique de 1848 qui est bien éloi­gné, à mon sens, des concep­tions et des pra­tiques de la sociale-démocratie des pays nor­diques, par exemple.

Eric Kes­lassy

Jean-Louis Benoît, Toc­que­ville mora­liste, Honoré Cham­pion, 2004, 670 p. — 100,00 €.

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