De la difficulté de définir Bismarck
En écrivant une biographie sur le prince de Bismarck, c’est à un géant de l’Histoire que Jean-Paul Bled s’attaque. Père de l’unité allemande, qu’il forge « par le fer et le sang », il est un des hommes d’Etat majeurs de la seconde moitié du XIX° siècle.
Le public français est inévitablement marqué par certains préjugés négatifs à l’égard de Bismarck, incarnation du nationalisme allemand, et principal vainqueur de la guerre que la France de Napoléon III a livrée bien maladroitement. L’image presque démoniaque que la III° République, architecte de la Revanche, imprima dans les esprits, se fait encore sentir aujourd’hui.
C’est la raison pour laquelle il faut lire la biographie de Jean-Paul Bled, spécialiste de l’histoire allemande qu’on ne présente plus. En parcourant ses pages, écrites avec clarté et élégance, sans jamais sacrifier à la facilité, on découvre un Bismarck complexe.
Certes, le personnage possède un certain nombre de traits très éloignés de nos mœurs démocratiques et adoucies. Imbu de l’idée de la supériorité de la Prusse, il œuvre à la réalisation de l’unité de l’Allemagne en utilisant tous les moyens à sa disposition : la diplomatie quand cela est possible mais surtout la guerre, et à plusieurs reprises : contre le Danemark, contre l’Autriche (et Jean-Paul Bled souligne avec raison les conséquences considérables de la bataille de Sadowa) et enfin contre la France. Il envisage à plusieurs reprises de procéder à un coup d’Etat qui enrayerait tout processus vers un système parlementaire qu’il abhorre. Il mène la vie dure aux socialistes comme aux catholiques, tous deux perçus comme des dangers subversifs inacceptables.
Mais, en même temps, la réputation de réaliste qui suit Bismarck n’est pas usurpée. Le livre décrit très bien le refus du chancelier de se laisser enfermer dans un schéma idéologique quelconque. Il sait, par exemple, imposer une paix modérée à l’Autriche après Sadowa, préparant ainsi le terrain à l’alliance future de la Duplice, bientôt devenue la Triplice. De la même façon, en politique intérieure, il sait changer de partenaire politique, des libéraux aux conservateurs, en passant par le Zentrum, selon les circonstances.
Car c’est bien là toute la complexité du personnage. Il est impossible de le placer dans une « case ». Jean-Paul Bled revient souvent sur l’accusation qui lui est faite par ses adversaires d’être un bonapartiste. N’est-il pas, en effet, l’homme du suffrage universel et des lois sociales très avancées, tout en étant un conservateur prussien convaincu, dont la seule autorité vient du roi, et du roi seul ? On ne peut s’empêcher, en lisant, les pages de Jean-Paul Bled, de penser à celles de Fabrice Bouthillon sur le chancelier de fer, qu’il décrit comme un centriste par exclusion des extrêmes.
Les rapports entre Bismarck et le roi de Prusse, puis empereur allemand, Guillaume Ier, sont très bien décrits. On découvre un chancelier, qui ne l’est que par la volonté royale, monarchiste convaincu, qui impose à son souverain la plupart de ses choix politiques. D’où la phrase stupéfiante de Guillaume Ier : « Il n’est pas facile d’être empereur sous Bismarck » ! Mais, à l’instar de Louis XIII avec Richelieu, le roi a conscience des qualités de l’homme qui gouverne en son nom, et le maintient en place pendant plus de vingt ans.
Ces éléments permettent de comprendre les raisons de la rupture avec le jeune Guillaume II qui, encouragé par son entourage, pousse le chancelier vers la sortie. C’est le système institutionnel imaginé par Bismarck, construit autour du roi comme source de l’autorité du gouvernement et de son chef, qui se retourne contre son concepteur.
Bismarck est un homme qui ne correspond plus à l’Europe actuelle. Pourtant, en forgeant l’Allemagne en tant qu’Etat-nation, par exclusion de l’Autriche, il imprima une marque indélébile à l’histoire de tout le continent, et qui se fait encore sentir aujourd’hui. Ce chancelier implacable, mais sensible et de santé fragile, exerça un pouvoir d’influence considérable sur son pays et sur l’Europe.
Un destin hors du commun.
f. le moal
Jean-Paul Bled, Bismarck, Perrin, janvier 2011, 319 p.- 23,00 € |
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