Emilio Gentile, L’apocalypse de la Modernité. La Grande Guerre et l’homme nouveau

La moder­nité engendre-t-elle la guerre ?

Emilio Gen­tile est un des grands maîtres actuels de l’historiographie ita­lienne du fas­cisme. Connu pour ses études sur la nature de cette idéo­lo­gie, dont beau­coup ont été tra­duites en fran­çais, il se penche dans ce livre sur la période pré­cé­dente, celle de la Belle Epoque et de la Pre­mière Guerre mondiale.

Il le fait, bien entendu, dans la pers­pec­tive du fas­cisme, afin de démon­trer que cette idéo­lo­gie, et la Seconde Guerre mon­diale, qui en est en par­tie issue, trouve ses racines dans les décen­nies d’avant la catas­trophe de 1914. Ce n’est pas seule­ment la Grande Guerre qui explique l’émergence de l’idéologie fas­ciste et nationale-socialiste. Le phé­no­mène est plus ancien.

Le livre s’appuie sur une biblio­gra­phie impres­sion­nante consti­tuée des livres, articles, essais, romans, publiés entre la fin du XIX° et le début du XX° siècles. Tous sont pas­sés au crible de l’analyse de l’auteur afin d’en tirer la sub­stance his­to­rique pour démon­trer com­bien ce qu’on appelle la Belle Epoque est tra­ver­sée de sen­ti­ments contra­dic­toires et fina­le­ment dangereux.

Le cœur de la démons­tra­tion repose sur le trau­ma­tisme pro­vo­qué sur les consciences euro­péennes par les bou­le­ver­se­ments éco­no­miques, sociaux, cultu­rels et poli­tiques liés à l’industrialisation. Emi­lio Gen­tile com­mence par reprendre l’ensemble des espoirs que la moder­nité sus­cite au début du siècle, cette foi dans le pro­grès indus­triel et scien­ti­fique qui ren­dra la vie meilleure aux hommes. Les contem­po­rains prennent alors conscience de vivre un pas­sage entre un ancien monde et un nouveau.

Cette “splen­deur de la moder­nité ren­force le sen­ti­ment de supé­rio­rité des Euro­péens et s’accompagne (logi­que­ment ou contra­dic­toi­re­ment ?) d’une extrême vio­lence qui trouve dans la conquête colo­niale un moyen de s’exprimer (guerre des Boers, mas­sacre des Here­ros, guerre de Libye).

Puis, Emi­lio Gen­tile se penche sur les effets trau­ma­tiques de cette moder­nité dont le déve­lop­pe­ment s’accompagne de celui des sciences, de la remise en cause de la reli­gion, de l’émergence d’une bour­geoi­sie avide de s’enrichir et de plai­sirs. Les esprits euro­péens, déjà tou­chés par la rup­ture pro­vo­quée par la révo­lu­tion fran­çaise, sont de nou­veau secoués par les bou­le­ver­se­ments socio-économiques de l’industrialisation.

La moder­nité crée alors un sen­ti­ment nou­veau, que résume l’expression « fin de siècle ». Il est fait de doutes, de craintes, d’appréhension, face à l’avenir en géné­ral et à celui des socié­tés euro­péennes en par­ti­cu­lier. Les romans et autres essais apo­ca­lyp­tiques se mul­ti­plient, cou­rant dont Dos­toïevski est peut-être le meilleur sym­bole, mais qui se répand dans toute l’Europe.

L’idée que le vieux contient connaît une déca­dence s’insinue dans de nom­breux esprits. Pour enrayer un tel pro­ces­sus, une entre­prise de régé­né­ra­tion devient indis­pen­sable. Cet homme nou­veau, plu­sieurs artistes y ont pensé (Mari­netti et les futu­ristes), plu­sieurs intel­lec­tuels l’ont ima­giné (Nietzsche). Le plus sou­vent, la guerre, la vio­lence sont pré­sen­tées comme les meilleurs élé­ments pour régé­né­rer l’humanité, d’où l’apologie qui en est fait (Dos­toïevski). Des quatre coins d’Europe, et jusqu’aux Etats-Unis, les publi­ca­tions se mul­ti­plient pour chan­ter la guerre néces­saire et puri­fi­ca­trice. Certes, d’autres auteurs, à l’image de Jean de Bloch, pré­viennent que la guerre nou­velle et indus­trielle “condui­rait les Euro­péens de la civi­li­sa­tion à la bar­ba­rie”. Mais si Bloch réus­sit à convaincre le tsar Nico­las II, per­sonne, à l’Ecole de guerre fran­çaise, ne lut ses livres…

L’ouvrage de Gen­tile s’achève sur la Grande Guerre, cette catas­trophe redou­tée ou atten­due, qui, au lieu de la vio­lence héroïque et régé­né­ra­trice, accou­cha des tue­ries de la Marne, de Ver­dun (dont les chiffres des vic­times don­nés ne cor­res­pondent pas à la réa­lité), de l’Isonzo, etc. “L’homme nou­veau engen­dré par cette méta­mor­phose rele­vait plus de la machine ou de l’être bes­tial que d’un niveau supé­rieur d’humanité et de civi­li­sa­tion”, conclut Gentile.

Ce livre est d’une grande éru­di­tion, ser­vie par des ana­lyses fines et des cita­tions nom­breuses, quoiqu’un peu trop longues par­fois. Il met avec rai­son l’accent sur l’intense degré de réflexion que la moder­nité a sus­cité chez les contem­po­rains. Néan­moins, tous les exemples pris par l’auteur appar­tiennent à la caté­go­rie de l’élite. Ce sont des intel­lec­tuels, des artistes, des roman­ciers, des his­to­riens. Reflètent-ils vrai­ment l’ensemble de la popu­la­tion ? Que pensent les pay­sans qui consti­tuent l’immense majo­rité de la popu­la­tion euro­péenne ? L’auteur n’en souffle mot, si ce n’est dans quelques pages sur la guerre de 1914–1918 pour mar­quer leur déta­che­ment à l’égard de telles pen­sées. Et les diri­geants ? Car en fin de compte, ce sont eux qui déclenchent la catas­trophe. Sont-ils eux aussi tou­chés par les mêmes pen­sées ? Les tra­vaux de Tho­mas Lin­de­mann (Les doc­trines dar­wi­niennes et la guerre de 1914, Eco­no­mica, 2001) apportent une réponse en démon­trant l’influence du dar­wi­nisme social sur les diri­geants allemands.

 

L’étude de Gen­tile ne répond pas à la ques­tion de l’influence de ces cou­rants de pen­sée sur les déci­sions de 1914. Elle doit éga­le­ment être prise sans esprit de géné­ra­li­sa­tion, mais comme le reflet somme toute exact d’une époque qui engen­dra la Grande Guerre, matrice, comme le dit Fran­çois Furet, du XX° siècle.

f. le moal

   
 

 Emi­lio Gen­tile, L’apocalypse de la Moder­nité. La Grande Guerre et l’homme nou­veau, Aubier-Flammarion, 415 p.- 26,00 €

 
     

 

 

 

 

 

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